Sociologue de formation et tiznitois d’origine, Brahim Labari a publié dernièrement un livre intéressant sur un sujet d’actualité : les délocalisations au Maroc. Nous l’avons sollicité pour nous en parler. Ce qui fut fait. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il a des choses importantes à dire. Pour en savoir davantage, il n’y pas mieux que de se procurer, sans trop tarder, son ouvrage.
Comment vous en êtes venu à vous intéresser au thème des délocalisations ?
Mon intérêt pour ce sujet se rapporte à un lointain mais toujours vivace souvenir. J’ai en effet pris connaissance très tôt des clivages entre la société française et les sociétés nord-africaines, et ce, à travers la littérature maghrébine d’expression française. L’enseignement primaire dans le Sud du Maroc m’a initié à la découverte de ces rapports ambivalents racontés par des auteurs enseignés tels que Mouloud Ferraoun et Driss Chraïbi. Ces narrations romanesques sont - d’un point de vue sociologique - autant de questionnements qui appellent curiosité intellectuelle et validation empirique. Mon parcours, jalonné par cet univers symbolique, où se met en scène sous un mode narratif le rapport à l’altérité, m’a pré-disposé à me saisir du même questionnement à propos des délocalisations industrielles françaises au Maroc. Quelle place cette altérité racontée a-t-elle dans le processus et le vécu de ces délocalisations ? Cette interrogation a le mérite de rompre avec une approche purement économique de ce phénomène car il est nécessaire que la sociologie se saisisse de ce phénomène : sous le vocable « délocalisation » se croisent des histoires et des imaginaires hérités d’années de contacts et de métissages, tout un « univers mental » des rapports franco-maghrébins. Si cet univers concerne prioritairement les rapports franco-maghrébins et non franco-chinois, c'est en raison notamment de la colonisation et de la décolonisation, c’est qu’il y a, en l’occurrence, autre chose transcendant l’économie et les institutions. Quelques observations triviales viennent compléter mon intérêt pour ce questionnement. La première émane d’un séjour effectué à Casablanca en été de 1996. C’est par excellence la capitale économique qui a abrité naguère et abrite encore aujourd’hui la plus importante communauté française et étrangère. Je savais que cette ville dispose d’un quartier industriel et couvre un grand espace bidonvillois. J’y avais alors rencontré un certain nombre de jeunes filles travaillant dans des entreprises françaises. Elles montraient un certain empressement à préciser qu’elles travaillaient dans une entreprise française. D’échanges en échanges, j’ai été amené par curiosité à regarder de plus près les lieux de leur travail. Leurs rapports à l’entreprise, la passion de leurs récits et l’apprentissage qu’elles disaient acquérir au contact de leur milieu de travail étaient pour moi objets de questionnement. Le sens commun et ce prétexte à l’enquête sont un préalable favorable à l’élaboration de ma problématique. La seconde incitation est venue du débat politique initié autour des délocalisations industrielles en France au début des années 1990 et des rapports d’information qui affluaient alors des milieux politiques. La lecture des rapports Arthuis/Bouroutra m’a semblé trop descriptive et trop officielle pour ce qui pourrait être un pertinent questionnement sociologique.
Votre recherche vous a pris plusieurs années, est-ce que c’était facile d’en faire dans un pays à la traîne comme le Maroc ?
Au-delà de la version policée que le lecteur savoure dans les ouvrages, le terrain, et rarement le rapport au terrain, ne sont portés à sa connaissance. Pour ma part, l’enquête menée s’est avérée comme un processus laborieux. Elle m’a révélé la difficulté de sonder la société marocaine sur ses capacités à « supporter » une recherche qualitative en sciences sociales. Elle m’a fait prendre aussi connaissance des spécificités de cet objet « délocalisation » souvent mal assumé par les patrons concernés de sorte qu’il est entouré de mystères. Toutes choses auxquelles le chercheur doit faire face à la façon d’un caméléon. Les premières tentatives d'approche de terrain se sont révélées autant délicates qu’anecdotiques. L’accès à l’entreprise et à ses institutionnels requiert paradoxalement l’approbation première du Chaouch, ce portier qui trône devant la grille de l'entreprise et fait office de contrôleur des entrées et de sorties. Lorsque je me suis présenté à l'entrée des entreprises, j’ai tenté vainement, à chaque fois, d’expliquer au Chaouch le pourquoi de ma venue. Un petit extrait de notre échange est bien révélateur :
Moi : J’ai une recherche à effectuer dans l’entreprise
Chaouch : Un stage ? Ce n’est pas le moment…il faut attendre les vacances scolaires…
Moi : Il s’agit simplement de visites et quelques entretiens avec des responsables et des travailleurs…
Chaouch : Tu crois que les responsables ont suffisamment de temps à te consacrer. Ici on travaille…
Moi : J’ai déjà un courrier dans lequel le responsable est d’accord pour me recevoir. Je lui dirais tout cela de vive voix
Chaouch : Tu es venu d’où ?
Moi : De France, de Paris…
Chaouch : Tu te prends pour un Gaouri ! Tu vas visiter notre entreprise pour nous dire comment elle marche et ce qui ne va pas. Elle marche déjà, les fourmis (les travailleuses) la font fonctionner…Ce n’est pas des papiers qui manquent, c’est du travail…Mais tu es de quelle région du Maroc ?
Moi : Je suis du Sud, aux environs d’Agadir…
Chaouch : Tu es chleuh, mais que fait un chleuh dans une entreprise ? Tu n’as pas une épicerie en France ? Les Chleuhs c’est le commerce, ce sont les Fassis qui étudient… Tu dois rater ta vocation…à chacun la sienne !
Ce petit extrait traduit une représentation bien courante du clivage « ethnique » principal au Maroc : les Soussis et les Fassis. Aux premiers est associée une prédisposition au commerce ; aux seconds la culture et l’instruction. Après ces quelques échanges, révélateurs de la perception du chercheur du point de vue du Chaouch, je lui demande d’appeler le responsable ou de me laisser le rejoindre. Peine perdue: le Chaouch m’intime l’ordre de rester à l'extérieur. Après trois quarts d'heure d'attente, se présente enfin un employé marocain me demandant de le suivre. Après lui avoir montré le courrier, il s'absente un instant et revient, enfin, en compagnie du directeur technique. Celui-ci me pose quelques questions sur la recherche, son intérêt… Il s'inquiète de savoir si les entreprises enquêtées seraient identifiées dans notre travail. Question inattendue : «Travaillez-vous pour le gouvernement marocain ou pour le gouvernement français ? ». J’ai dû me lancer dans un exercice pédagogique et expliquer au responsable la signification d'une recherche, qu'il s'agit d'un travail tout à fait indépendant des pouvoirs politiques et que, naturellement, les entreprises seront soumises à la règle de l'anonymat. Enfin, le directeur technique souhaite savoir pourquoi je me suis orienté vers son entreprise et non vers celles, nombreuses, du quartier industriel. Cette suspicion me paraît exagérée, et pour toute réponse, je lui demande de me fixer un rendez-vous avec le PDG. Malgré maintes tentatives, je n’ai pu avoir accès à ce dernier par cette méthode. La difficulté d’accès au terrain m’a finalement amené à agir autrement : «Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints », déclame le dicton populaire. J’ai décidé de scruter les horaires du directeur général français et de l’approcher « physiquement ». C’est ainsi que l’horizon s’est éclairci. Tout portait à croire, étant moi-même enfant du pays, que le terrain serait plus accessible et les obstacles moins lourds à franchir. En l’occurrence, la sociologie est un sport de combat. Finalement, là aussi, je suis considéré comme un intrus auquel il faut opposer méfiance. Mon implication ne sera point facilitée. La perception du chercheur est le résultat de la crainte et de la désapprobation du travail qu'il est amené à conduire. Au cours de la préparation des entretiens, j’ai été souvent, en effet, acculé à composer avec les vicissitudes du terrain : faire la queue devant les ateliers, faire sien les horaires de travail de l'usine, solliciter des jeunes filles pour des entretiens, ce qui pourrait s'apparenter à « de la drague ». Face à une telle situation, le sociologue « avisé » est amené à se munir de quelques procédés pour contourner tant d'obstacles : faire des cadeaux et donner furtivement son numéro de téléphone à ses futures enquêtées pour obtenir un rendez-vous en un lieu lointain en sont quelques exemples. Les jeunes travailleuses refusent de se prêter à cet exercice devant ou près de l'atelier de peur d'être suspectées, voire licenciées par leur employeur. Ces « choses vécues » sur le terrain et les premières approches sont autant d’illustrations d’un processus laborieux qui implique le chercheur et l’oblige à composer, voire à « bricoler » son immersion dans le milieu local. L’approche de terrain fait surgir une altérité en termes de perception du chercheur comme celui qui sait (le savant qui s’arme d’un stylo et d’un cahier), celui dont il faut par conséquent se méfier (l’intrus venu de France pour étudier ses semblables restés au pays). Il peut «perturber» l’entreprise, par sa présence, par la nature de ses questions, par ses insistances sur tel ou tel aspect de la réalité et finit finalement par déranger : l’âge des enquêtés, leur origine géographique, voire leur salaire sont autant de questions que seul un agent du Makhzen est mandaté à poser, étant le représentant de l’Etat avec qui il est tenu de « collaborer ». La crise de l’universalité des concepts et des pratiques, le poids de l’informel oblige à décrire la réalité du terrain non pas à partir de ce qui est affiché à l’attention de l’observateur « extérieur » mais à l’aune de l’expérience de terrain en tant que processus de «défrichage». Cette complexité ainsi décrite ne doit pas amener à céder à deux tentations : la première a trait à l’exotisme c’est-à-dire à une présentation du terrain marocain comme à nul autre pareil, regorgeant de jamais-vu, digne d’éblouir les plus avisés des observateurs. La seconde est, à l’opposé, inhérente à la représentation selon laquelle le terrain marocain, pour être légitimé, doit se rapporter au référent commun, un terrain comme un autre sans tenir compte de sa spécificité bien comprise. Ni occidentalo-centrisme, ni relativisme culturel, mon travail a consisté à observer la réalité marocaine fondamentalement complexe en tentant d’élucider ses permanences et ses emprunts à d’autres cultures et à en démêler les fils constitutifs.
Quelles sont les caractéristiques propres des délocalisations au Maroc ?
Le Maroc et la Chine n’attirent pas les mêmes investissements ni ne disposent des mêmes atouts. La Chine, c’est le vaste monde, c’est le capitalisme à grande échelle, c’est même le symbole d’une prospérité économique naissante, un énorme marché, le pôle d’attraction de taille « the big is beautiful ». Les délocalisations s’y déploient dans tous les secteurs économiques (primaire, secondaire et tertiaire) malgré un lourd héritage communiste. Le Maroc joue la carte de la proximité autant géographique qu’historique vis-à-vis de l’Europe, étale son ouverture méditerranéenne et fait valoir le coût de la main- d’œuvre locale. En cela, ce sont les industries européennes les plus présentes, la France se hisse au rang de «partenaire privilégié» du Maroc et occupe indétrônablement la première place des investissements directs étrangers (IDE). Sous forme de filiales de grands groupes ou de petites et moyennes entreprises, les délocalisations s’implantent majoritairement au sein du « Maroc utile », la région du grand Casa se taillant la part du lion. Timide au cours des décennies 70 – 80, la politique d’ouverture du Maroc est devenue une nécessité vitale au cours des années 1990. A l’expérience douloureuse des Programmes d’ajustement structurel succède une prise de conscience de la nécessité de réformes économiques en faveur de l’attractivité du capital étranger. La décennie 90 va donc concrétiser cette stratégie de l’ouverture avec une panoplie de signatures d’accords consacrant l’adhésion du Maroc à la philosophie du libre-échange. Un calendrier dense traduit bien cette philosophie :
1993 - Le Maroc abroge la loi dite de marocanisation et s’ouvre aux investissements extérieurs.
1994 – Le Maroc signe les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Marrakech et souscrit à la philosophie du marché et du libéralisme.
1996 – Le Maroc adhère au partenariat euro-maghrébin en signant l’accord d’association avec l’Union européenne. Il suit en cela l’exemple de la Turquie et d’Israël.
2000 – Entrée en vigueur de l’accord d’association ; suppression totale des droits de douane sur les biens d’équipements ; amorce du démantèlement pour les matières premières, les pièces de rechange et les produits non fabriqués localement à raison de 25% par an. Dès lors, la présence économique de la France au Maroc devient de plus en plus importantes non seulement pour des raisons historiques et d’affinités linguistiques qui en découlent, mais aussi à la faveur de l’abrogation de la loi de marocanisation qui s’est traduite par l’importance croissante des entreprises délocalisées. Dans une première phase, ces délocalisations ont consisté en des investissements sur des ateliers de confection à capitaux mixtes franco-marocains. Les entreprises françaises de ce secteur d'activité les plus présentes au Maroc sont les marques de lingeries, Biderman, YSL (Yves Saint-Laurent) et les sous-traitants (marques et sous-marques). D’autres vagues de délocalisations s’étendent à d’autres secteurs d’activité et en particulier aux Nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Aujourd’hui, les centres d’appel sont en afflux constant et représentent un marché prometteur à conquérir.
Le Maroc n'aurait-il pas profité plus que cela des délocalisations en jouant à fond la carte de la proximité ? En aménageant massivement des zones industrielles dans le Rif plus proche de l'Europe ? Autrement dit, est-ce qu'il existe réellement une volonté politique pour profiter au maximum des délocalisations ?
En fait, les délocalisations donnent à voir la société marocaine dans les changements qui l’affectent inégalement. D’un point de vue spatial, les zones du Maroc périphérique sont plus faciles d’accès pour un projet de délocalisation parce que moins rentables économiquement et « stratégiquement ». Il y a là un véritable chantier que la volonté politique, le volontarisme politique, devrait prendre à bras-le-corps. Ces zones englobent les provinces du Sud, c’est-à-dire du Sahara que le gouvernement marocain vise à développer économiquement. Les investissements étrangers sont encouragés pour contribuer au bien-être des populations et compenser l’effort de guerre entrepris par le Maroc depuis la création du Polisario le 10 mai 1973. En ce qui concerne le Rif, la proximité avec l’Europe est évidente, mais les investissements se portent sur les provinces du Nord en raison du développement en leur sein d’une économie de drogue et de l’informel et des flux migratoires susceptibles d’y provenir. A cet égard, les délocalisations européennes comptent sinon combattre ces maux, du moins les contenir in situ. Par ailleurs, il s’agit de zones historiquement dissidentes par rapport au Makhzen. La stratégie du gouvernement marocain consiste à développer économiquement ces régions pour réduire les possibilités de dissidence. Le Nord s’apparente aujourd’hui à une « zone franche », difficile d’accès pour les PME étant donné le prix « exorbitant » du foncier et de la location. L’axe Kénitra-Casablanca-Tanger est le plus visé par les patrons « délocalisateurs » en raison notamment d'importantes structures portuaires ouvrant le Maroc sur l'extérieur, à Casablanca d'abord mais aussi à Kénitra, à Mohammédia, à Nador jusqu’à Tanger. L’autoroute va du nord jusqu’à Casablanca alors que le réseau ferroviaire s’arrête à Marrakech. Ainsi les réseaux routier et ferroviaire se concentrent dans cette même région. Dans ce cas, les délocalisations remplissent plusieurs fonctions que l’Etat marocain ne peut qu’encourager et favoriser : résorber une main-d’œuvre locale en excédent contant, fournir une alternative au chômage du plus grand nombre, nourrir des bouches nombreuses, les former aux techniques modernes et les arracher à des tendances radicales (l’islamisme par exemple). Une telle présentation est de nature à rencontrer l’aval de différentes institutions européennes et des autorités marocaines. Il y a donc une véritable convergence entre ces deux acteurs.
Et notre région du Souss, a-t-elle eu sa part, même infime, des délocalisations ou non ? Sinon, quels sont réellement ses atouts ?
Bourgade tout au long du 19e siècle, le véritable atout de la région du Souss est incontestablement le port de sa capitale, Agadir. Un port est une porte sur l’extérieur. Il est aussi un pont en ce qu’il une véritable plaque tournante entre l’Europe et l’Afrique sub-saharienne, des transactions de toute sorte y transitent (épices, fer, cuivre, or, bois, cire, cannes à sucre). Distante de 520 Km de Casablanca, Agadir symbolise le Sud du Maroc et représente le noyau dur de la région du Souss. De ce point de vue, sa position géographique la met en retrait de l’activité économique du Nord. Cette position la désavantage dans sa rivalité avec Casablanca qui représente, de par son histoire et son rapport à l’étranger, le phare du développement économique national. Sociologiquement, la population de la région du Souss est fondamentalement rurale. Après le tremblement de terre (1960), la ville d’Agadir est recomposée d’une émigration sédentaire des populations alentours dans une structure foncièrement rurale. Cette structure a les traits d’une communauté faite d’interdépendance et d’interconnaissance et où la stratification sociale ne se manifeste pas dans les apparences. La culture de la terre, dépendante des aléas climatiques, est la principale activité de la région qui dispose d’un nombre important de firmes agricoles. La capitale du sud s’est aussi développée à la faveur du credo touristique. De ce point de vue, ATP (Agriculture, Tourisme et pêche) structurent la vie économique de la région. L’industrie du tourisme, de l’artisanat et du cuir concerne prioritairement la ville d’Agadir tandis qu’Inezgane est une ville commerçante. Aït Melloul concentre l’industrie mécanique et les firmes agricoles à sa périphérie. Ces caractéristiques font de la région un pôle d’attraction des entreprises familiales, fortement intéressées par la main-d’œuvre rurale et par une organisation sociale de type communautaire. Toutes ressources que ces entreprises peuvent mobiliser dans une organisation du travail néo-paternaliste. La région est de ce fait fertile à charmer l’expatriation économique dans les industries de la pêche notamment. Il ne faut pas oublier le cadre de vie de cette région qui représente un atout extra-économique inégalé à l’échelle du Maroc. Les grands groupes économiques, eux, comme les tours opérateurs sont attirés par le chantier touristique de taille qu’offrent la ville et l’arrière-pays.
Comment vous en êtes venu à vous intéresser au thème des délocalisations ?
Mon intérêt pour ce sujet se rapporte à un lointain mais toujours vivace souvenir. J’ai en effet pris connaissance très tôt des clivages entre la société française et les sociétés nord-africaines, et ce, à travers la littérature maghrébine d’expression française. L’enseignement primaire dans le Sud du Maroc m’a initié à la découverte de ces rapports ambivalents racontés par des auteurs enseignés tels que Mouloud Ferraoun et Driss Chraïbi. Ces narrations romanesques sont - d’un point de vue sociologique - autant de questionnements qui appellent curiosité intellectuelle et validation empirique. Mon parcours, jalonné par cet univers symbolique, où se met en scène sous un mode narratif le rapport à l’altérité, m’a pré-disposé à me saisir du même questionnement à propos des délocalisations industrielles françaises au Maroc. Quelle place cette altérité racontée a-t-elle dans le processus et le vécu de ces délocalisations ? Cette interrogation a le mérite de rompre avec une approche purement économique de ce phénomène car il est nécessaire que la sociologie se saisisse de ce phénomène : sous le vocable « délocalisation » se croisent des histoires et des imaginaires hérités d’années de contacts et de métissages, tout un « univers mental » des rapports franco-maghrébins. Si cet univers concerne prioritairement les rapports franco-maghrébins et non franco-chinois, c'est en raison notamment de la colonisation et de la décolonisation, c’est qu’il y a, en l’occurrence, autre chose transcendant l’économie et les institutions. Quelques observations triviales viennent compléter mon intérêt pour ce questionnement. La première émane d’un séjour effectué à Casablanca en été de 1996. C’est par excellence la capitale économique qui a abrité naguère et abrite encore aujourd’hui la plus importante communauté française et étrangère. Je savais que cette ville dispose d’un quartier industriel et couvre un grand espace bidonvillois. J’y avais alors rencontré un certain nombre de jeunes filles travaillant dans des entreprises françaises. Elles montraient un certain empressement à préciser qu’elles travaillaient dans une entreprise française. D’échanges en échanges, j’ai été amené par curiosité à regarder de plus près les lieux de leur travail. Leurs rapports à l’entreprise, la passion de leurs récits et l’apprentissage qu’elles disaient acquérir au contact de leur milieu de travail étaient pour moi objets de questionnement. Le sens commun et ce prétexte à l’enquête sont un préalable favorable à l’élaboration de ma problématique. La seconde incitation est venue du débat politique initié autour des délocalisations industrielles en France au début des années 1990 et des rapports d’information qui affluaient alors des milieux politiques. La lecture des rapports Arthuis/Bouroutra m’a semblé trop descriptive et trop officielle pour ce qui pourrait être un pertinent questionnement sociologique.
Votre recherche vous a pris plusieurs années, est-ce que c’était facile d’en faire dans un pays à la traîne comme le Maroc ?
Au-delà de la version policée que le lecteur savoure dans les ouvrages, le terrain, et rarement le rapport au terrain, ne sont portés à sa connaissance. Pour ma part, l’enquête menée s’est avérée comme un processus laborieux. Elle m’a révélé la difficulté de sonder la société marocaine sur ses capacités à « supporter » une recherche qualitative en sciences sociales. Elle m’a fait prendre aussi connaissance des spécificités de cet objet « délocalisation » souvent mal assumé par les patrons concernés de sorte qu’il est entouré de mystères. Toutes choses auxquelles le chercheur doit faire face à la façon d’un caméléon. Les premières tentatives d'approche de terrain se sont révélées autant délicates qu’anecdotiques. L’accès à l’entreprise et à ses institutionnels requiert paradoxalement l’approbation première du Chaouch, ce portier qui trône devant la grille de l'entreprise et fait office de contrôleur des entrées et de sorties. Lorsque je me suis présenté à l'entrée des entreprises, j’ai tenté vainement, à chaque fois, d’expliquer au Chaouch le pourquoi de ma venue. Un petit extrait de notre échange est bien révélateur :
Moi : J’ai une recherche à effectuer dans l’entreprise
Chaouch : Un stage ? Ce n’est pas le moment…il faut attendre les vacances scolaires…
Moi : Il s’agit simplement de visites et quelques entretiens avec des responsables et des travailleurs…
Chaouch : Tu crois que les responsables ont suffisamment de temps à te consacrer. Ici on travaille…
Moi : J’ai déjà un courrier dans lequel le responsable est d’accord pour me recevoir. Je lui dirais tout cela de vive voix
Chaouch : Tu es venu d’où ?
Moi : De France, de Paris…
Chaouch : Tu te prends pour un Gaouri ! Tu vas visiter notre entreprise pour nous dire comment elle marche et ce qui ne va pas. Elle marche déjà, les fourmis (les travailleuses) la font fonctionner…Ce n’est pas des papiers qui manquent, c’est du travail…Mais tu es de quelle région du Maroc ?
Moi : Je suis du Sud, aux environs d’Agadir…
Chaouch : Tu es chleuh, mais que fait un chleuh dans une entreprise ? Tu n’as pas une épicerie en France ? Les Chleuhs c’est le commerce, ce sont les Fassis qui étudient… Tu dois rater ta vocation…à chacun la sienne !
Ce petit extrait traduit une représentation bien courante du clivage « ethnique » principal au Maroc : les Soussis et les Fassis. Aux premiers est associée une prédisposition au commerce ; aux seconds la culture et l’instruction. Après ces quelques échanges, révélateurs de la perception du chercheur du point de vue du Chaouch, je lui demande d’appeler le responsable ou de me laisser le rejoindre. Peine perdue: le Chaouch m’intime l’ordre de rester à l'extérieur. Après trois quarts d'heure d'attente, se présente enfin un employé marocain me demandant de le suivre. Après lui avoir montré le courrier, il s'absente un instant et revient, enfin, en compagnie du directeur technique. Celui-ci me pose quelques questions sur la recherche, son intérêt… Il s'inquiète de savoir si les entreprises enquêtées seraient identifiées dans notre travail. Question inattendue : «Travaillez-vous pour le gouvernement marocain ou pour le gouvernement français ? ». J’ai dû me lancer dans un exercice pédagogique et expliquer au responsable la signification d'une recherche, qu'il s'agit d'un travail tout à fait indépendant des pouvoirs politiques et que, naturellement, les entreprises seront soumises à la règle de l'anonymat. Enfin, le directeur technique souhaite savoir pourquoi je me suis orienté vers son entreprise et non vers celles, nombreuses, du quartier industriel. Cette suspicion me paraît exagérée, et pour toute réponse, je lui demande de me fixer un rendez-vous avec le PDG. Malgré maintes tentatives, je n’ai pu avoir accès à ce dernier par cette méthode. La difficulté d’accès au terrain m’a finalement amené à agir autrement : «Il vaut mieux avoir affaire à Dieu qu’à ses saints », déclame le dicton populaire. J’ai décidé de scruter les horaires du directeur général français et de l’approcher « physiquement ». C’est ainsi que l’horizon s’est éclairci. Tout portait à croire, étant moi-même enfant du pays, que le terrain serait plus accessible et les obstacles moins lourds à franchir. En l’occurrence, la sociologie est un sport de combat. Finalement, là aussi, je suis considéré comme un intrus auquel il faut opposer méfiance. Mon implication ne sera point facilitée. La perception du chercheur est le résultat de la crainte et de la désapprobation du travail qu'il est amené à conduire. Au cours de la préparation des entretiens, j’ai été souvent, en effet, acculé à composer avec les vicissitudes du terrain : faire la queue devant les ateliers, faire sien les horaires de travail de l'usine, solliciter des jeunes filles pour des entretiens, ce qui pourrait s'apparenter à « de la drague ». Face à une telle situation, le sociologue « avisé » est amené à se munir de quelques procédés pour contourner tant d'obstacles : faire des cadeaux et donner furtivement son numéro de téléphone à ses futures enquêtées pour obtenir un rendez-vous en un lieu lointain en sont quelques exemples. Les jeunes travailleuses refusent de se prêter à cet exercice devant ou près de l'atelier de peur d'être suspectées, voire licenciées par leur employeur. Ces « choses vécues » sur le terrain et les premières approches sont autant d’illustrations d’un processus laborieux qui implique le chercheur et l’oblige à composer, voire à « bricoler » son immersion dans le milieu local. L’approche de terrain fait surgir une altérité en termes de perception du chercheur comme celui qui sait (le savant qui s’arme d’un stylo et d’un cahier), celui dont il faut par conséquent se méfier (l’intrus venu de France pour étudier ses semblables restés au pays). Il peut «perturber» l’entreprise, par sa présence, par la nature de ses questions, par ses insistances sur tel ou tel aspect de la réalité et finit finalement par déranger : l’âge des enquêtés, leur origine géographique, voire leur salaire sont autant de questions que seul un agent du Makhzen est mandaté à poser, étant le représentant de l’Etat avec qui il est tenu de « collaborer ». La crise de l’universalité des concepts et des pratiques, le poids de l’informel oblige à décrire la réalité du terrain non pas à partir de ce qui est affiché à l’attention de l’observateur « extérieur » mais à l’aune de l’expérience de terrain en tant que processus de «défrichage». Cette complexité ainsi décrite ne doit pas amener à céder à deux tentations : la première a trait à l’exotisme c’est-à-dire à une présentation du terrain marocain comme à nul autre pareil, regorgeant de jamais-vu, digne d’éblouir les plus avisés des observateurs. La seconde est, à l’opposé, inhérente à la représentation selon laquelle le terrain marocain, pour être légitimé, doit se rapporter au référent commun, un terrain comme un autre sans tenir compte de sa spécificité bien comprise. Ni occidentalo-centrisme, ni relativisme culturel, mon travail a consisté à observer la réalité marocaine fondamentalement complexe en tentant d’élucider ses permanences et ses emprunts à d’autres cultures et à en démêler les fils constitutifs.
Quelles sont les caractéristiques propres des délocalisations au Maroc ?
Le Maroc et la Chine n’attirent pas les mêmes investissements ni ne disposent des mêmes atouts. La Chine, c’est le vaste monde, c’est le capitalisme à grande échelle, c’est même le symbole d’une prospérité économique naissante, un énorme marché, le pôle d’attraction de taille « the big is beautiful ». Les délocalisations s’y déploient dans tous les secteurs économiques (primaire, secondaire et tertiaire) malgré un lourd héritage communiste. Le Maroc joue la carte de la proximité autant géographique qu’historique vis-à-vis de l’Europe, étale son ouverture méditerranéenne et fait valoir le coût de la main- d’œuvre locale. En cela, ce sont les industries européennes les plus présentes, la France se hisse au rang de «partenaire privilégié» du Maroc et occupe indétrônablement la première place des investissements directs étrangers (IDE). Sous forme de filiales de grands groupes ou de petites et moyennes entreprises, les délocalisations s’implantent majoritairement au sein du « Maroc utile », la région du grand Casa se taillant la part du lion. Timide au cours des décennies 70 – 80, la politique d’ouverture du Maroc est devenue une nécessité vitale au cours des années 1990. A l’expérience douloureuse des Programmes d’ajustement structurel succède une prise de conscience de la nécessité de réformes économiques en faveur de l’attractivité du capital étranger. La décennie 90 va donc concrétiser cette stratégie de l’ouverture avec une panoplie de signatures d’accords consacrant l’adhésion du Maroc à la philosophie du libre-échange. Un calendrier dense traduit bien cette philosophie :
1993 - Le Maroc abroge la loi dite de marocanisation et s’ouvre aux investissements extérieurs.
1994 – Le Maroc signe les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Marrakech et souscrit à la philosophie du marché et du libéralisme.
1996 – Le Maroc adhère au partenariat euro-maghrébin en signant l’accord d’association avec l’Union européenne. Il suit en cela l’exemple de la Turquie et d’Israël.
2000 – Entrée en vigueur de l’accord d’association ; suppression totale des droits de douane sur les biens d’équipements ; amorce du démantèlement pour les matières premières, les pièces de rechange et les produits non fabriqués localement à raison de 25% par an. Dès lors, la présence économique de la France au Maroc devient de plus en plus importantes non seulement pour des raisons historiques et d’affinités linguistiques qui en découlent, mais aussi à la faveur de l’abrogation de la loi de marocanisation qui s’est traduite par l’importance croissante des entreprises délocalisées. Dans une première phase, ces délocalisations ont consisté en des investissements sur des ateliers de confection à capitaux mixtes franco-marocains. Les entreprises françaises de ce secteur d'activité les plus présentes au Maroc sont les marques de lingeries, Biderman, YSL (Yves Saint-Laurent) et les sous-traitants (marques et sous-marques). D’autres vagues de délocalisations s’étendent à d’autres secteurs d’activité et en particulier aux Nouvelles technologies d’information et de communication (NTIC). Aujourd’hui, les centres d’appel sont en afflux constant et représentent un marché prometteur à conquérir.
Le Maroc n'aurait-il pas profité plus que cela des délocalisations en jouant à fond la carte de la proximité ? En aménageant massivement des zones industrielles dans le Rif plus proche de l'Europe ? Autrement dit, est-ce qu'il existe réellement une volonté politique pour profiter au maximum des délocalisations ?
En fait, les délocalisations donnent à voir la société marocaine dans les changements qui l’affectent inégalement. D’un point de vue spatial, les zones du Maroc périphérique sont plus faciles d’accès pour un projet de délocalisation parce que moins rentables économiquement et « stratégiquement ». Il y a là un véritable chantier que la volonté politique, le volontarisme politique, devrait prendre à bras-le-corps. Ces zones englobent les provinces du Sud, c’est-à-dire du Sahara que le gouvernement marocain vise à développer économiquement. Les investissements étrangers sont encouragés pour contribuer au bien-être des populations et compenser l’effort de guerre entrepris par le Maroc depuis la création du Polisario le 10 mai 1973. En ce qui concerne le Rif, la proximité avec l’Europe est évidente, mais les investissements se portent sur les provinces du Nord en raison du développement en leur sein d’une économie de drogue et de l’informel et des flux migratoires susceptibles d’y provenir. A cet égard, les délocalisations européennes comptent sinon combattre ces maux, du moins les contenir in situ. Par ailleurs, il s’agit de zones historiquement dissidentes par rapport au Makhzen. La stratégie du gouvernement marocain consiste à développer économiquement ces régions pour réduire les possibilités de dissidence. Le Nord s’apparente aujourd’hui à une « zone franche », difficile d’accès pour les PME étant donné le prix « exorbitant » du foncier et de la location. L’axe Kénitra-Casablanca-Tanger est le plus visé par les patrons « délocalisateurs » en raison notamment d'importantes structures portuaires ouvrant le Maroc sur l'extérieur, à Casablanca d'abord mais aussi à Kénitra, à Mohammédia, à Nador jusqu’à Tanger. L’autoroute va du nord jusqu’à Casablanca alors que le réseau ferroviaire s’arrête à Marrakech. Ainsi les réseaux routier et ferroviaire se concentrent dans cette même région. Dans ce cas, les délocalisations remplissent plusieurs fonctions que l’Etat marocain ne peut qu’encourager et favoriser : résorber une main-d’œuvre locale en excédent contant, fournir une alternative au chômage du plus grand nombre, nourrir des bouches nombreuses, les former aux techniques modernes et les arracher à des tendances radicales (l’islamisme par exemple). Une telle présentation est de nature à rencontrer l’aval de différentes institutions européennes et des autorités marocaines. Il y a donc une véritable convergence entre ces deux acteurs.
Et notre région du Souss, a-t-elle eu sa part, même infime, des délocalisations ou non ? Sinon, quels sont réellement ses atouts ?
Bourgade tout au long du 19e siècle, le véritable atout de la région du Souss est incontestablement le port de sa capitale, Agadir. Un port est une porte sur l’extérieur. Il est aussi un pont en ce qu’il une véritable plaque tournante entre l’Europe et l’Afrique sub-saharienne, des transactions de toute sorte y transitent (épices, fer, cuivre, or, bois, cire, cannes à sucre). Distante de 520 Km de Casablanca, Agadir symbolise le Sud du Maroc et représente le noyau dur de la région du Souss. De ce point de vue, sa position géographique la met en retrait de l’activité économique du Nord. Cette position la désavantage dans sa rivalité avec Casablanca qui représente, de par son histoire et son rapport à l’étranger, le phare du développement économique national. Sociologiquement, la population de la région du Souss est fondamentalement rurale. Après le tremblement de terre (1960), la ville d’Agadir est recomposée d’une émigration sédentaire des populations alentours dans une structure foncièrement rurale. Cette structure a les traits d’une communauté faite d’interdépendance et d’interconnaissance et où la stratification sociale ne se manifeste pas dans les apparences. La culture de la terre, dépendante des aléas climatiques, est la principale activité de la région qui dispose d’un nombre important de firmes agricoles. La capitale du sud s’est aussi développée à la faveur du credo touristique. De ce point de vue, ATP (Agriculture, Tourisme et pêche) structurent la vie économique de la région. L’industrie du tourisme, de l’artisanat et du cuir concerne prioritairement la ville d’Agadir tandis qu’Inezgane est une ville commerçante. Aït Melloul concentre l’industrie mécanique et les firmes agricoles à sa périphérie. Ces caractéristiques font de la région un pôle d’attraction des entreprises familiales, fortement intéressées par la main-d’œuvre rurale et par une organisation sociale de type communautaire. Toutes ressources que ces entreprises peuvent mobiliser dans une organisation du travail néo-paternaliste. La région est de ce fait fertile à charmer l’expatriation économique dans les industries de la pêche notamment. Il ne faut pas oublier le cadre de vie de cette région qui représente un atout extra-économique inégalé à l’échelle du Maroc. Les grands groupes économiques, eux, comme les tours opérateurs sont attirés par le chantier touristique de taille qu’offrent la ville et l’arrière-pays.
Le Sud face aux délocalisations,
Michel Houdiard Editeur11,
rue Monticelli, 75014 Paris
Prix : 30 euros frais de port gratuit
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