samedi, juillet 22, 2006

Al-Anfal ou le génocide kurde

Si vous suivez un tant soit peu l’actualité irakienne, vous aurez certainement entendu parler ces derniers temps d’Al-Anfal. Mais vous ne savez pas exactement de quoi il retourne. Quoi de mieux qu’un kurde irakien pour nous en parler. Rencontré à Montréal, Khaled Sulayman, 35 ans, journaliste -écrivain et poète aussi-, a eu l’amabilité de répondre à mes quelques questions.

C’est quoi exactement Al –Anfal ?

C’était une opération militaire, politique, nationaliste, idéologique de l’œuvre de Saddam au printemps de 1988 contre les populations kurdes d’Irak. Tous les moyens de répression imaginables et d’extermination massive y étaient utilisés : armes chimiques, avions, chars…pour arracher, au propre et au figuré, les Kurdes à leurs maisons, à leur terre et les massacrer collectivement, dans des conditions non encore élucidées, dans le désert irakien.

À combien estime-t-on le nombre de victimes ?

On parle au bas mot de 182 mille personnes qui ont disparu depuis ces opérations militaires. Toutes les catégories d’âge étaient concernées, même les femmes, les enfants et les personnes âgées. Pour les hommes, n’en parlons même pas.

C’était un véritable nettoyage ethnique ?

Si l’on se réfère à tous les traités internationaux définissant le génocide, dans ce cas de figure, nous avons là effectivement un véritable génocide.

Pour quelle raison a-t-on visé les Kurdes et non pas d’autres communautés ethniques d’Irak ?

Comme le régime nazi a voulu se débarrasser des juifs, le régime baâthiste de Saddam a voulu faire de même avec les Kurdes. Pour la simple raison que ceux-là, jaloux de leur identité et de leur culture, ont été toujours des opposants acharnés à l’idéologie arabiste de Saddam et ses politiques d’arabisation qui les visaient.

En quoi consistait cette arabisation ?

Le régime baâhtiste en Irak – en Syrie aussi- avait un projet d’arabisation totale (culturelle, linguistique et même mentale) des Kurdes et de toutes les minorités linguistiques non arabes se trouvant sur son territoire. Mais les Kurdes s’y sont opposés avec beaucoup de courage à telle enseigne qu’un mouvement politique et militaire a vu le jour pour mettre en échec les objectifs de Saddam. Que ce soit dans les villes ou les villages du Kurdistan. Si l’aile politique, avec tout ce que cela implique comme soutien médiatique et idéologique, était très active dans les villes ; dans les campagnes, l’aide logistique et matérielle a été très importante. Les combattants kurdes y étaient toujours accueillis un peu comme des héros.

Nous savons que le Kurdistan irakien est une immense territoire, mais quelle est exactement la partie qui a été visée par d’Al-Anfal ?

Toute la région malheureusement a été touchée. Mais la localité qui a souffert le plus était celle dont je suis originaire, Garmyan.

Où étiez-vous et quel âge aviez-vous à ce moment-là ?

J’avais 17 ans et je résidais dans la ville Souliymania, à quelque 270 km au nord de Bagdad dans le Kurdistan irakien. À l’époque, j’étudias encore le théâtre à l’Institut des beaux-arts de la même cité.

Par quel moyen avez-vous appris la mauvaise nouvelle ?

Grâce principalement aux radios clandestines des partis politiques kurdes et les grandes radios internationales comme la BBC et Voix de l’Amérique. En revanche, pas un seul média arabe, qu’il soit irakien ou autre, n’a daigné rapporter l’information. Ce qui n’était pas vraiment étonnant.

Des membres de votre famille vous ont tenu également au courant, n’est-ce pas ?

En effet, lorsque j’ai su qu’une cousine éloignée était rentrée de Garmyan, j’ai vite fait de la contacter pour m’enquérir de la situation. Lorsque je l’ai appelée au téléphone, elle m’a demandé de venir vite la rejoindre de peur qu’elle soit sur écoute. Je suis parti sur-le-champ. Arrivé chez elle, elle m’annonça, complètement catastrophée, que les forces militaires de Saddam ont traversé le fleuve « Awaspi », qui était un peu comme une ligne de démarcation. Ce qui veut dire qu’elles sont bel et bien arrivées dans ma région. Il n’y a déjà plus rien à faire. Les forces de Saddam peuvent s’adonner à leurs exactions et la déportation massive peut donc commencer, en catimini.

Et qu’en est-il de votre propre famille ?

En fait, ma propre famille avait quitté mon village natal depuis belle lurette. Heureusement d’ailleurs, car c’est cela qui nous a sauvés. Par contre, deux de mes oncles, leurs femmes et tous leurs enfants ont disparu. En plus des dizaines et des dizaines de cousins proches ou éloignés. Je peux estimer le nombre de disparus dans ma grande famille à au moins 200 personnes. Ce qui est énorme, vous en conviendrez.

N’y avait-il pas une résistance ?

Même s’il y en avait une, elle ne pouvait rien. Vu l’importance en hommes et en matériel de l’armée de Saddam. En fait, si importante qu’elle ait pu être, il l’aurait écrasée en peu de temps.

Pourquoi a-t-on visé à ce point votre propre région au Kurdistan ?

À cause principalement de son emplacement. En fait, Garmyan se trouve au sud du Kurdistan. Donc complètement à la portée de Saddam, car loin des frontières iraniennes et turques que les populations auraient pu toujours traverser, non sans danger, pour se réfugier – comme elles l’ont toujours fait- dans les pays voisins. Aucune possibilité de s’enfuir. Elles se sont donc trouvées facilement assiégées pour finalement être les proies faciles des forces irakiennes et leurs mercenaires kurdes.

Des kurdes qui participaient au massacre des leurs !

Bien sûr ! D’ailleurs, dans notre littérature politique, ils sont appellés péjorativement les ânons de Saddam. C’était des militaires qui faisaient partie des bataillons légers de l’armée irakienne composés exclusivement des seuls Kurdes. Car, et c’est connu, ceux-là détestent accomplir un quelconque service militaire et à plus forte raison faire partie de l’armée régulière irakienne. En fait, ces bataillons légers étaient la parade efficace que le régime de Bagdad a trouvée pour enrégimenter, les énormes moyens financiers aidant, certains Kurdes.

Saddam est en train d’être jugé en ce moment même, qu’est-ce que vous attendez de son procès ?

À dire vrai, parler de ce sujet est très compliqué. Car, à ce jour, beaucoup d’États, d’avocats et de syndicalistes arabes ne sont même pas encore convaincus que Saddam a commis les pires atrocités. Vous n’avez qu’à lire les journaux et voir les télévisions satellitaires arabes pour vous en convaincre. C’est tout simplement désespérant. Même les plus grands intellectuels arabes ont pris sa défense. L’un des théoriciens du bâahtisme, le Marocain Mohamed Abd Al-Jabiri, pour ne citer que celui-là. En fait, il n’y a que Saddam qui doit être jugé. Certains penseurs arabes aussi. Car complices de ses horribles crimes qu’ils essayent de justifier, avec beaucoup de succès, auprès des masses arabes abreuvées de théories fumeuses de conspiration. Il n’est pas rare de rencontrer encore aujourd’hui des Arabes qui pensent que Saddam était un grand dirigeant et que tout ce qui se raconte à son propos n’est qu’un énième complot contre cet ex-symbole de la « nation arabe ».

Est-ce que vous serez prêts à lui pardonner ?

Il est hors de question. On ne peut pas pardonner à un tel criminel. Il faut absolument qu’il ait le sort qu’il mérite. Il faut qu’il soit jugé non pas d’une manière expéditive comme il a l’habitude de faire à ses opposants, mais selon les lois en vigueur.

Êtes-vous d’accord de lui appliquer la peine capitale ?

C’est une question difficile. Car je suis démocrate d’autant plus que je suis poète, écrivain et journaliste. Mais en même temps, j’ai été sa victime. Il a noirci ma vie tout entière. En tant que personne, des hommes comme Saddam doivent être condamnés à mort. Mais si jamais il présente des excuses sincères et fait amende honorable, je pourrais revoir ma position. Mais le hic, c’est qu’il persiste, contre toute logique, à nier ses horribles crimes.

Des crimes qu’il légitime avec la religion !

Effectivement. D’ailleurs, le monde entier l’a vu un Coran à la main lors de son procès pour le massacre de Doujaïl. Si incroyable que cela puisse être, « al-Anfal » est un terme qui est justement tiré du Coran. C’est vous dire... En tous les cas, il ne s’est jamais embarrassé d’instrumentaliser, effrontément, l’Islam alors que son régime est prétendument laïc.

Comment voyez-vous l’avenir du Kurdistan ? Serait-il mieux qu’il reste au sein de l’Irak ou qu’il s’en sépare ?

À mon avis, il vaut mieux que l’on reste au sein de l’Irak. Car, en cas d’indépendance, le Kurdistan sera en butte à beaucoup de dangers. Comme vous le savez, nous sommes entourés de pays qui ne nous portent pas forcément dans leur cœur : la Syrie, l’Iran et la Turquie. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut que l’on se défasse de notre rêve national à tous, à savoir la fondation d’un État propre aux Kurdes. C’était d’ailleurs pour cette raison que nous avons insisté, beaucoup, avec plus ou moins de succès, lors de la rédaction de la nouvelle Constitution irakienne pour qu’elle comporte des articles stipulant clairement le droit du peuple kurde à l’autodétermination lorsqu’il en formulera la demande.

N’y a-t-il pas d’autres dangers ?

Si. Il y a un autre danger de taille, mais kurdo-kurde celui-là. Depuis longtemps, le mouvement national kurde n’a rien produit. Dans le passé, il exploitait, à outrance parfois, les sentiments, les douleurs des gens et l’injustice historique faite à notre peuple. Ce qui lui a permis, dans un premier temps d’exister et par le fait même de renforcer son discours politique. Mais maintenant, cette stratégie, qui a fait certes ses preuves, est usée. Il faut donc inventer autre chose. Autrement dit, il faut apporter des solutions concrètes aux problèmes terre à terre qui se posent à nos populations dans tous les domaines : l’éducation, le travail, l’économie, la vie démocratique… Si le mouvement national kurde fait l’erreur de copier le nationalisme arabe, il est certain que l’avènement d’un Hamas kurde ne sera qu’une question de temps.

Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur la situation actuelle de l’Irak ?

On s’est débarrassé, enfin, de Saddam, mais pour avoir des religieux à sa place. C’est tout simplement un scénario pour le moins désespérant. Un homme politique, si important, si intelligent qu’il soit, ne peut tout simplement pas rivaliser avec eux. Il n’attirera qu’une minorité insignifiante de gens. En revanche, les mollahs, eux, sont capables de rassembler des milliers de gens autour d’eux. Pire, il suffit d’un seul petit mot de leur part pour que des foules immenses soient mobilisées. Vous n’avez qu’à voir l’exemple du fameux Moqtada Al-Essadr. Bref, l’Irak est malheureusement une société très sous-développée. Il ne peut donc être gouverné que selon des paramètres religieux, confessionnels et ethniques. C’est triste à dire et qu’on se le dise en toute franchise, la démocratie dans ce pays est tout simplement un vœu pieux !