mercredi, janvier 23, 2019

Le « dernier mot » du chanteur amazigh, Yuba

Qui ne connait pas l’artiste Yuba ou Moussa Haboune de son vrai nom? Rares sont ceux dans le Souss et même au-delà, qui vont répondre par la négative. Il faut dire qu’il est l’un des plus doués de sa génération avec ce style très unique et très personnel qui lui est très propre.  Un style qui est au demeurant facilement reconnaissable, car, à dire vrai,  il est le seul à le pratiquer.  Même si ici et là, on voit l’apparition de jeunes artistes qui essayent de lui emboîter le pas. Avec plus ou moins de succès.

Nous avons tous que Yuba est un artiste complet au sens large du terme. C’est aussi et surtout quelqu’un qui prend son temps. En fait, l’urgence, ça ne le connait pas. En tous les cas, les connaisseurs de son  répertoire savent qu’avec lui rien, absolument n’est laissé au hasard. Tout est toujours calculé au millimètre près, tout est toujours minutieusement ciselé.  Pour la simple raison qu’il prend toujours son temps jusqu’à ce que tout mûrisse et bien! Avec bien naturellement – j’allais dire forcément- un résultat pour le moins heureux.

Nous l’avons tous vu avec son premier album, Tawargit (Le rêve) en 2000, et son deuxième, Itran Azal (Les étoiles en plein jour) en 2005.  Deux opus qui nous avons tellement écouté qu’ils font partie, maintenant, de nos classiques, si ce n’est plus.

Par ailleurs, conscient probablement de l’immense place qu’il occupe dans nos cœurs, voilà que Yuba décide de nous gratifier d’un nouvel album qu’il a nommé,  Awal iggwran (Le dernier mot). Aux dernières nouvelles, sa sortie est pour le jour de l’an amazigh.

À en croire Yuba, dans ce dernier travail, il n’a pas vraiment renoncé aux sujets qu’ils lui ont toujours tenus à cœur. Il y a donc abordé le sujet phare de toute son œuvre musicale, l’identité amazighe. Avec en plus, les thèmes de la paix, l’amour,  l’existence et les problèmes sociaux dont souffre notre société d’origine.

Cet album recèle aussi deux  surprises de taille : Yuba a revisité son titre culte, aws i gwma-k (Aide ton frère!) et  a repris une chanson de son arrière-grand père, feu rrays Lhoucine Amzil, a k afγ a Ṛebbi! (Que je retrouve mon Dieu!). Avec en plus, un petit hommage à sa ville natale, Dcheira pour être plus précis, qui a tant donné à la musique amazighe dans ses différentes déclinaisons. 

Pour finir, ne cherchez même à débourser de l'argent pour cet album. Car Yuba l'a mis gracieusement en ligne. Vous pouvez donc l'écouter à souhait en cliquant sur ces  liens : 

jeudi, avril 12, 2018

Adieu Dda Moh!

Que c’est terriblement triste ! L’un de nos plus grands militants, Mohamed Mounib, vient de nous quitter. À jamais. Pour toujours. Il faut bien reconnaître la stature de l’homme est on ne peut plus importante. En fait, pour dire les choses le plus simplement du monde, l’homme est vraiment irremplaçable.  Car il était unique en son genre. Jugez-en!

Malgré ses fonctions, très sensibles du reste, au sein de l’administration territoriale du Makhzen marocain, il n’avait de cesse de militer, sa vie durant, pour que l’amazighité retrouve sa place légitime sur sa terre. Et ce, sur trois principaux niveaux.

Primo, il était un organisateur discret, mais terriblement et incroyablement efficace.  Énormément d’événements qui ont eu un rôle majeur dans le développement du mouvement amazigh et la sensibilisation des Amazighs d’une manière générale, n’auraient pas lieu sans lui. Rappelons juste son rôle déterminant (avec d’autres militants bien sûr) dans l’avènement de l’Université d’été d’Agadir, le Congrès mondial amazigh…

Secundo, il était aussi un soutien moral et financier pour tous les militants amazighs et tous les événements qui ont eu lieu à Agadir et dans le Souss. En fait, comme on le dit si bien en langue amazighe, sa bourse ne lui appartenait aucunement. Car il était incroyablement généreux. Bien plus, sans ses nombreuses et déterminantes interventions, pas mal de nos militants  amazighs qui ont eu maille à partir avec le régime croupiraient encore probablement en prison au jour d’aujourd’hui.

Tertio, il était également un intellectuel, un vrai bien sûr, qui avait, réellement et sincèrement, le courage des ses idées. Ce qui est, il faut bien le reconnaître, extrêmement rare chez nous. Pour preuve, c’était lui, à titre d’exemple, qui a mis en pièce, d’une manière absolument magistrale, le fameux mythe du dahir berbère, utilisé jusqu’à une époque récente comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de tout Amazigh qui nourrit juste la velléité de remettre en question l’idéologie officielle foncièrement et haineusement amazighophobe et anti-amazigh.  


M. Mounib n’était pas que cela. En fait, ce digne fils d’Ihahan, mais agadirois jusqu’au bout des ongles, était aussi une vraie encyclopédie. Que c’était un plaisir de l’écouter, des heures durant, disserter sur l’histoire récente du Maroc, sur les épineux problèmes des expropriations, sur le combat amazigh… !  Tout cela sans jamais se départir de cette modestie si typique de gens qui en savent beaucoup. Un peu comme tous les grands hommes de l’humanité. Car c’était véritablement un grand.

mardi, avril 03, 2018

Anchad : cet autre grand maître de tirrouysa


Si l’on s’y intéresse, même de très loin, il est très facile de remarquer que la musique amazighe est jalonnée de talents pour le moins exceptionnels. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Si le légendaire Lhajj Belaid -dans le cas du Souss bien naturellement- était l’un deux, l’on peut aussi dire, naturellement, la même chose de Boubaker Anchad. Sans vouloir faire dans l’hyperbole béate, l’on peut facilement dire que c’était un artiste absolument extraordinaire, admirable et définitivement phénoménal.



Mort depuis belle lurette, son répertoire que nous avons pu glaner, même si peu nous est parvenu, est d’une fraîcheur à toute épreuve. Mais c’est assez  suffisant pour nous donner une vue d’ensemble sur l’envergure artistique de la personne. En fait, Anchad était et reste encore l’une des figures de proue de tirrouysa. Non seulement par la thématique de ses chansons, ses compositions originales, sa voix d’une sensibilité à fleur de peau, mais aussi par ses innovations instrumentales.

Icône

Il faut savoir qu’il a été, à titre d’exemple, le premier à introduire le violon dans l’art de tirrouysa, marquant ainsi l’ouverture de cette musique on ne peut plus traditionnelle sur des influences venues d’ailleurs. Pour peu que l’on y prête attentivement l’oreille, je peux vous affirmer que l’on peut aisément se rendre compte que le résultat est pour le moins heureux. Et ce, pour le plus grand bonheur des aficionados de tirrouysa. 

Pour autant, à ma connaissance, seul un autre Boubaker, qui ne manque nullement de talent, Azâri pour être plus précis, a marché sur ses traces pour que cette expérience pour le moins originale ne fasse pas de sitôt long feu. Excepté donc la parenthèse d’Anchad et d’Azâri,  le ribab, cette vielle monocorde que les Touarègues plus au sud appellent l’imzad, a vite fait de renouer avec son règne absolu et total sur tirrouysa. Et ce, jusqu’au jour d’aujourd’hui. 

Quitte à ce qu’on me reproche mon tropisme « achtoukien », c’est Anchad qui a eu l’heur et même l’honneur de placer Achtouken sur le palmarès des régions du pays chleuh, productrices de la musique de tirrouysa de haut vol. En tous les cas, avec Lhoucine Janti et Sâid Achtouk, notre artiste est l’un des éléments essentiels du fameux trio de l’école d’Achtouken de tirrouysa, connu et reconnu par tous les mélomanes de cette musique, si emblématique de ce peuple chleuh qui va de Marrakech jusqu’aux confins sahariens.

Qui plus est, ce serait vraiment inique de ne pas reconnaître et même admettre que c’est Anchad qui a posé les premiers jalons pour que les deux autres deviennent ce qu’ils sont devenus : des incontournables de tirrouysa. L’on peut même dire que le plus jeune d’entre eux, à savoir Sâid Achtouk, est le digne et légitime dépositaire de l’héritage artistique et musical d’Anchad. En fait, il est l’un des rares à l’imiter jusqu’à la perfection avec, en plus, ces uniques trémolos dans la voix que seul Anchad pouvait produire.

Errance

Il est né vers la toute fin du 19e siècle, dans une famille de la faction d’Inchaden, dans le lieu-dit, Lqqsebt n Ait Lâsri, non loin de la ville actuelle de Belfaâ, à Achtouken, en plein milieu du Souss. Apprenant les rudiments de l’Islam et du Coran à la mosquée du village où son père officiait, il est vite confronté, subitement et brutalement, aux incertitudes de la vie après le décès pour le moins inattendu de celui-ci. 

N’ayant plus les moyens de subsistance, il a été obligé de devenir berger. Il faut dire que c’était la seule occupation accessible à un orphelin sans ressources dans la campagne du Souss à cette époque-là. Sinon, pour tuer le temps, et pallier aux affres de la solitude- le métier de berger est solitaire et surtout très ennuyeux-, il apprenait assidûment à jouer de la flûte de sa propre fabrication. Et bien sûr, à force de la pratiquer, il a fini très vite par en connaître tous les secrets et toutes les subtilités.

Chemin faisant, lors d’une tournée dans sa région de la fameuse troupe légendaire des acrobates de Tarwa n Sidi Hmad ou Moussa (littéralement les descendants de Sidi Hmad Ou Moussa), le petit Boubaker Anchad a décidé, sur un coup de tête, de l’intégrer immédiatement et ainsi s’offrir la possibilité inespérée, pour l’orphelin qu’il était, de découvrir d’autres contrées lointaines et pourquoi pas s’offrir d’autres possibilités professionnelles. 

Il faut rappeler ici que cette troupe avait une aura absolument phénoménale. Elle exerçait un attrait absolument irrésistible sur les jeunes soussis de l’époque en mal d’horizon d’avenir. C’était le cas de mon grand-père paternel qui l’avait rejoint autour de l’âge de dix ans. D’ailleurs, il l’avait même accompagnée pour aller visiter les lieux saints de l’Islam en Arabie et s’acquitter, malgré son très jeune âge, de son devoir religieux en effectuant le pèlerinage rituel. D’où justement mon nom de famille.

Cependant, ce que peu savent, c’est que l’engagement dans la troupe n’est pas de courte durée. Il peut s’étendre parfois sur des années pour ne pas dire des décennies. Pire, il y en a qui ne reviennent même plus. Parce qu’ils sont morts de maladie ou de faim ou simplement ils ont décidé de s’établir ailleurs.

Pour couronner le tout, il faut rappeler que  pendant toute la vie de notre défunt artiste, les troubles politiques et sociaux étaient légion. Jugez-en : après la mort de Moulay Hassan, trois rois lui ont succédé : Moulay Abdelaziz, Moulay Hafid et Moulay Mohamed ben Youssef. Il faut leur ajouter un autre roi que les Soussis ont choisi, Hmad El-Hiba en signe de protestation contre les Alaouites qui ont paraphé le traité du protectorat français sur le pays. Avec son lot de massacres qui ont emporté la vie de plusieurs centaines de milliers d’innocentes personnes. Surtout dans les régions amazighes, qui étaient extrêmement jalouses de leurs autonomies politiques.

Vu toutes ces circonstances pour le moins difficiles et même tragiques, je  vous laisse donc imaginer l’angoisse et l’inquiétude de la mère du jeune Boubaker qui devait se dire qu’elle est vraiment vouée aux gémonies par l’implacable destin. Après le mari qui décéda subitement, devait-elle se dire, c’est son fils unique qui a pris le large sans jamais donner signe de vie. Même le plus petit.

Initiation

En fait, après un passage qui n’a pas duré longtemps à Mogador, la troupe de Tarwa n Hmad Ou Moussa a fini par s’établir à la célèbre place de Marrakech, Jamaâ El-fna. Mais notre jeune Boubaker n’a pas tardé à la  quitter. Et ce, pour se joindre à une troupe de rways locaux sous la direction d’un certain Hmad n Tmjjoudt qui était, semble-t-il, une célébrité à l’époque. Si original que cela puisse être, il avait un ribab pourvu de deux cordes : une pour les rythmes aclḥi –c’est pour le chant-et l’autre pour les rythmes agnaw- c’est pour la danse.

Selon donc toute vraisemblance, notre jeune Boubaker a finalement trouvé sa vocation. Il devait être rays, un vrai rays. Il fallait donc commencer par le commencement : être choriste et danseur. Ce qui dure aussi longtemps que l’apprenant possède une voix aiguë. Mais une fois adulte, il prend un instrument à corde ou il fait de la percussion. Tel est, normalement, le parcours classique de tout jeune rays. Sauf que la mère, dans le cas de notre artiste, est venue s’en mêler.

En fait, sans jamais perdre l’espoir de le retrouver un jour, comme toute mère affectueuse, elle n’avait de cesse de remuer ciel et terre pour savoir ce qu’il a advenu de son fils chéri. Jusqu’au jour où elle a été informée qu’il était bel et bien à Marrakech. Elle a alors décidé de tout faire pour le ramener, coûte que coûte, au bercail. En faisant, mlagré les risques d’une telle entreprise, le voyage en compagnie de caravaniers qui faisaient la route entre Achtouken et Marrakech pour aller le chercher elle-même, en personne. C’est vous dire.

À son retour au bercail, il a décidé d’aller travailler à Masst, à quelques encablures du domicile maternel. Et ce, pour apprendre le métier de confectionneur de nattes. Mais comme le hasard arrange bien les choses, il s’est trouvé que les gens qui devaient tout lui apprendre sur cette profession, étaient aussi de grands amateurs de musique. Ainsi, le jeune Boubaker avait tout le loisir d’apprendre tous les instruments dont le loutar, le ribab et même le violon.

Apprenant par cœur, en même temps, le répertoire poétique classique du Souss dont bien naturellement les fameux poèmes de Sidi Hmmou, il s’est essayé au chant. Avec sa belle voix suave, il a vite eu des admirateurs. Et beaucoup l’encourageaient à embrasser incessamment sous peu l’art de tirrouysa. Ce qu’il n’a pas hésité à faire. Avec beaucoup d’entrain.

À son retour à Inchaden, il a décidé par voie de conséquence de former son propre groupe musical. Les premiers éléments qui l’ont intégrée étaient : Lhoucine Oubacha, Moulay Moh Louafi d’Aglou et Boubaker Oubouslam. Vu l’immense talent du jeune Boubaker, le succès a été immédiat et même permanent. Et ce, jusqu’à son décès. En fait,  tous les récits s’accordent à dire qu’il est mort alors qu’il n’avait pas cinquante ans. La raison? Certains parlent d’un empoisonnement. Mais rien ne peut  le corroborer.

Toujours est-il qu’Anchad a toujours chanté la mort. Comme s’il avait eu une sorte de pressentiment qu’elle allait l’emporter alors qu’était encore en pleine forme.

Succès

Comme tant d’autres ménestrels avant lui et même après lui, Anchad a tout chanté. Même si peu de son œuvre nous est parvenus. En fait, il a peu enregistré. Sauf quelques disques que des propriétaires privés gardent précieusement et jalousement. N’eût été l’évolution technique, surtout avec l’apparition d’Internet et des MP3, il est certain que notre troubadour des temps modernes serait oublié depuis belle lurette.

C’est ainsi que j’ai pu le découvrir de vive voix. Mais pas seulement. Avant cela, les reprises de son répertoire par d’autres artistes a été aussi une occasion pour le connaître. D’ailleurs, si ma mémoire est encore bonne, la première fois que je l’ai écouté était grâce un jeune chanteur, dont je ne me rappelle pas le nom, qui a eu l’intelligence d’utiliser les instruments modernes, au milieu des années 80 du siècle passé.

Mais malheureusement j’ai perdu cette cassette même si j’ai toujours pris soin d’elle. La deuxième fois, c’était grâce à un travail fait par rays Lhoucine Amntag pendant les années 90 du même siècle. Là aussi, la cassette est perdue depuis. Il faut dire que mon «nomadisme» permanent  n’aide surtout pas. Ce qui est regrettable, car ces deux artistes, malgré ce qu’on peut dire de leurs reprises, m’ont, réellement, incité à chercher à le connaître davantage. Viennent, enfin, les reprises excellentissimes de chanteurs tels  Id Hmmou, Larbi Imghran et Chouhad… 

Pour ce qui est de l’œuvre d’Anchad à proprement parler, même si notre jugement peut être injuste dans la mesure où l’a pas en totalité sous la main, l’on peut dire que ses sources d’inspiration sont essentiellement le patrimoine culturel soussi. Juste pour vous donner un exemple : l’histoire, entre autre, de la chanson d’amḥḍaṛ est connue depuis bien longtemps. Mais la particularité de notre artiste est d’avoir réussi, magnifiquement bien, à la mettre en musique.

Quant à la thématique de ses chansons, elle traite de tous les sujets traditionnels fort connus chez tous les rways : la mère, l’amour, la mort, la brièveté de la vie, la critique sociale, la religion… Mais ce qui détonne, véritablement,  dans le cas d’Anchad, c’est qu’il ne chante pas seulement les femmes, mais il sait aussi, et de quelle manière, leur parler dans une poésie absolument touchante, émouvante et foncièrement belles.

Sinon, il serait vraiment fastidieux, et je pense que vous en conviendrez, d’évoquer, ici, toutes les caractéristiques de la poésie anchadienne. Surtout qu’il y a beaucoup à dire à ce sujet. Mais en guise de conclusion, et c’est ma conviction personnelle, même si parfois les paroles de ses chansons sont oubliées, je dirais que la principale originalité d’Anchad reste, encore et toujours, ses compositions musicales pour le moins  uniques, car très recherchées et très travaillées. Il faut dire que c’est la première chose qui attire chez lui. En plus de sa voix pour le moins douce, chaleureuse et incomparable.