lundi, octobre 09, 2006

Libération : un grand journal à vau-l’eau

Depuis le lancement de son premier numéro sous forme de quatre pages le 18 avril 1973, Libération (appelé Libé familièrement par ses lecteurs)a connu des hauts et surtout des bas. La première grande crise de ce journal estampillé à gauche, voire extrême gauche, date de 1981. Paradoxalement, l’année même où la gauche politique, dirigée par le très charismatique François Mitterand, avait le vent en poupe en accédant, dans l’euphorie quasi générale, au pouvoir en France pour la première fois depuis l’avènement de la 5e république en 1958.

À ce moment-là, les difficultés sont telles que le titre Libération a même été obligé d’arrêter sa parution et ne reparaît que quelques mois plus tard. Bien que l’on ne ménage rien pour assurer la pérennité du quotidien, des crises récurrentes, plus ou moins graves, allaient le secouer. Mais à chaque fois il s’en est sorti, parfois miraculeusement, non sans quelques dégâts collatéraux. Loin de rester les bras croisés, tout a été pratiquement essayé de l’aveu même de son ex-indéboulonnable et non moins talentueux directeur Serge July. Mais en vain.

" Libération n’est pas une société financièrement dépensière, explique Serge July, celui-là même qui n’est déjà plus son sempiternel patron parce que poussé à la porte par Édouard de Rotshild, le désormais homme fort de l’entreprise et son actionnaire de référence. Nous avons fait beaucoup de plans d’économies, utilisant toutes les techniques : les réductions d’effectifs, l’externalisation d’un certain nombre d’activités, le plafonnement des augmentations de salaires, quand elles ne sont pas tout simplement bloquées, le blocage des embauches, le contrôle sévère de nos coûts, la mise en concurrence de nos prestataires... "

Aujourd’hui, avec ses 142 000 ventes chaque jour, ses 900 000 lecteurs et ses 200 000 internautes quotidiens, Libération est l’un des plus importants quotidiens français -et de loin, je le reconnais volontiers, mon préféré. Malgré cela, sa survie n’est pas pour autant assurée. Après moult concessions idéologiques douloureuse et autant de tentatives plus ou moins originales pour le relancer, il semble que la nième crise dans laquelle il se débat présentement, risque de l’emporter, définitivement ou du moins le changer, radicalement, à telle enseigne qu’il serait, peut-être, méconnaissable. Ce qui serait vraiment dommage !

Fin d’une époque

Mais, objectivement, comment en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que l’époque et les gens ont radicalement changé. L’on est à la fin d’une époque et le début d’une autre. La révolution numérique qui a cours sous nos yeux a pratiquement tout chamboulé. Les vieux schémas de l’industrie médiatique ne sont tout simplement plus opérants. Les journaux gratuits et le règne de la gratuité sur Internet y sont pour beaucoup. La crise est profonde, totale et structurelle. Pratiquement toute la presse écrite et pas seulement Libération souffre, terriblement. Beaucoup de titres y ont laissé des plumes, et même certains ont mis, définitivement, la clé sous la porte. " Il est remarquable, fait savoir encore une fois Serge July, que tous les médias généralistes d’informations baissent depuis des années : la presse quotidienne payante évidemment, mais aussi les radios (2 millions d’auditeurs en trois ans) et même la télévision. "

Dans ce contexte, la publicité, l’une des sources de financement les plus importantes de la presse, ne suit plus, ne peut plus suivre. Ce qui est tout à fait logique. Pire, les coûts viennent s’emmêler. Ils n’ont cesse d’augmenter. Ce qui a naturellement empiré, dramatiquement, les choses. Même si c’est le cas partout dans le monde, en France, la situation est on ne peut plus grave. Et ce pour des raisons propres à ce pays. " (La crise) est plus aiguë en France, en raison de particularités héritées de l'histoire : les coûts de fabrication, d'impression, de transport et de distribution y sont plus élevés, et les marchands de journaux de plus en plus rares (l'année dernière, plus de 400 points de vente ont fermé) ", pourrait-on lire sur une lettre explicative du personnel publiée dans le journal.

Il n’y a pas que cela, le lectorat aussi a complètement changé parce que son mode de vie s’est radicalement métamorphosé. Par conséquent, il ne lit plus autant qu’auparavant. En fait, il y a une véritable crise de lecture dans ce pays de culture, la France. Le nombre de lecteurs s’est réduit comme peau de chagrin. La désaffection a suivi une courbe dangereusement descendante. " Il existait 28 quotidiens nationaux en 1946. Ils se vendaient à plus de 6 millions d'exemplaires chaque jour. Aujourd'hui, il en reste 11 (dont 7 généralistes), qui ne diffusent plus que 2 millions d'exemplaires ", lit-on sur un papier collectif publié sur les colonnes de Libération.

Ajoutons à cela que le lecteur n’a plus envie de lire ou il n’en a plus le temps. D’autant plus qu’il est surinformé. L’information est présente à tous les coins de rue, pourrait-on dire. A voir toutes les multitudes de médias (télévision, radio, Internet, cellulaire...) qui le bombardent sans relâche d’informations à longueur de journée, on peut facilement comprendre qu’il soit "repu " jusqu’à la nausée. À quoi bon prendre un journal pour y lire la même chose ?

Cafouillage

De plus, la fin des idéologies, doublée d’une cacophonie rédactionnelle, peut aussi être un paramètre d’explication. Le clivage gauche-droite fait déjà partie d’un passé très lointain. " Même si personne ne l’avoue, la crise de Libération est aussi idéologique : c’est celle d’un groupe d’ex-soixante-huitards qui, aimanté sur le tard par la mondialisation néolibérale, séduit par ses élites, n’a pas perçu, au tournant des années 90, la " barbarisation" du nouveau capitalisme et la paupérisation à venir des classes moyennes dont Libération aurait pu devenir le porte-drapeau. Les responsables de Libé n’ont rien vu venir : ni la panne de l’ascenseur social, ni le chômage des cadres, ni la dégradation des conditions de vie des petits fonctionnaires, ni la crise de l’idéal européen, ni la faillite du jospinisme, ni le non au référendum. Une partie de la rédaction, elle, plus en contact avec le réel, a fini par réagir. Du coup, le quotidien est devenu incohérent (pluraliste, disent les plus optimistes). Quand le reporter de Libé défend les pêcheurs, les agriculteurs ou les ouvriers " en mouvement ", l’éditorialiste et le titreur du journal promeuvent la nécessité de s’adapter à la modernité du marché. À quoi bon sauver des professions " ringardes" ? En fait, l’éditorial et la une énervent les lecteurs altermondialistes, tandis que le reportage agace ceux qui pensent comme l’éditorialiste. ", fait remarquer d’une manière extrêmement critique, le journaliste Philippe Cohen

Il y a aussi une autre chose, dans la presse, et c’est une terrible plaie, on raconte à peu prés la même chose, à quelques exceptions près. L’uniformisation rébarbative a fait son effet. Par voie de conséquence, le lecteur voit de moins en moins la différence entre les lignes éditoriales des journaux. N’en déplaise à Serge July, la presse française n’est plus aussi plurielle qu’elle était. Qui plus est, elle s’est installée, doucement mais sûrement, dans un conformisme ennuyeux. L’originalité, l’audace et l’imagination sont devenues irrémédiablement des arlésiennes. " Libé ne choque plus. Il n’est, à vrai dire, plus attendu, ni même attendu ", note, acerbe, toujours le même Philippe Cohen.

Tout cela a entraîné une espèce de divorce, lent mais bien réel, entre presse et lecteur dont on ne mesure que maintenant toute l’étendue et surtout la gravité. Car si la presse écrite est affaiblie, c’est la démocratie qui en pâtira le plus. Et là on ne peut qu’être d’accord avec Serge July lorsqu’il affirme, si justement, que "ce média est indispensable à la vie démocratique, au point d’être le média qui nourrit tous les autres, l’atelier de réflexion et du débat national ".

Espérons qu’une situation viable, durable et solide va être trouvée le plus tôt possible pour que Libération, ce joyau de la presse française, ne meure de sa belle mort, comme c’était le cas de l’Huma, France-Soir… Il est bien certain que sa probable disparition serait terrible pour des milliers de lecteurs. Comme moi. Car je l’ai lu tous les matins pendant des années. Il va sans dire que j’y ai appris énormément de choses. De plus, et je l’avoue en toute franchise, si la passion de l’écriture m’a rattrapé, c’est en partie grâce à lui. C’est vous dire...