République monarchique dites-vous ? Je suis intimement convaincu que vous ne trouverez jamais rien de poétique à cet assemblage pour le moins insolite. S’il ne vous choque pas, il doit tout au moins vous surprendre. Et pour cause. En principe, et nous le savons que trop bien, les systèmes républicains ne sont jamais dynastiques. Mais il en va tout autrement pour certains dictateurs. Après avoir passé toute leur vie au pouvoir, ils veulent en quelque sorte s’y éterniser, symboliquement. Comment ? En prenant toutes sortes de soins pour le léguer à leur chère progéniture après leur décès.
Après la Corée du Nord, la Syrie, le Congo Kinshasa, le Togo, il appert que l’Égypte, ce grand pays dépositaire d’une civilisation prestigieuse plusieurs fois millénaires, caresse de plus en plus le projet de rejoindre le club très fermé des républiques dynastiques. Il faut dire que le régime baâthiste syrien – qui n’est ni géographiquement ni culturellement loin - y est probablement pour quelque chose.
En effet, la Syrie a été le premier à donner le la en instituant ce nouveau système politique ô combien inédit ! Au grand dam de tous les démocrates du Moyen-Orient et même d’ailleurs. Saddam aussi allait probablement suivre, mais l’intervention anglo-américaine à mis un coup d’arrêt brutal à son rêve. Le très fantasque et non moins excentrique Kaddafi n’est pas en reste. Il n’a pas non plus résisté, semble-t-il, à cette nouvelle mode. À bien suivre l’actualité libyenne, tout indique qu’il est en train, lui aussi, de préparer progressivement l’un de ses rejetons à la fonction suprême. Tout un programme prometteur !
Qu’on se le dise en toute franchise, hormis un ou deux pays dans le monde, cette bizarrerie politique a fini par devenir l’apanage des régimes autoritaires arabes anciennement progressistes. Ce qui constitue un véritable pied de nez à l’Histoire lorsqu’on sait qu’ils sont arrivés (en Égypte et en Libye plus particulièrement) au pouvoir à la faveur de coups d’État contre leurs propres monarchies, jugées à ce moment-là rétrogrades, réactionnaires et, comble des infamies, inféodées à l’Occident "impérialiste ".
Pire, pendant des décennies, ils ne se sont pas embarrassés, vu les moyens financiers importants en leur possession, de chercher des poux aux autres monarchies voisines. Ils sont même allés très loin, trop loin en n’hésitant pas à comploter contre elles. Afin de les chasser du pouvoir, ils ont financé et même hébergé, dans certains cas, toutes sortes de mouvements pseudo-révolutionnaires d’obédience stalinienne. Mais en vain. Car ces monarchies sont toujours là et se sont même avérées, au fil du temps, plus stables, moins chaotiques et pour certaines économiquement viables, si ce n’est carrément très prospères.
Exemple syrien
Si paradoxal que celui puisse être, lors de l’accession tragicomique de Bachar au pouvoir en Syrie, le président égyptien Moubarak – appelé ironiquement par ses multiples contempteurs le Pharaon d’Égypte- a été peu amène avec ses confrères arabes qui penseraient céder le pouvoir à leurs enfants. Mais depuis, elle a viré sa cuti, radicalement. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Car le vieux raïs a fini par trouver du bon à cette invention typiquement tiers-mondiste, promise à un beau succès au Proche et au Moyen-Orient.
Même si dans certains milieux politico-intellectuels égyptiens, c’est plutôt la Première Dame, Suzanne Moubarak, que l’on croit très influente et même très puissante, qui est la principale instigatrice d’un tel projet politique pour le moins loufoque. Tellement qu’il choque plus d’un. Aux premiers desquels, les premiers concernés, les Égyptiens eux-mêmes.
Après une présidence qui va être probablement à vie, vu son âge très avancé-78 ans- et sa santé pour le moins vacillante, Housni Moubarak, même s’il n’a de cesse de le nier, nourrit le secret dessein – certes non encore assumé publiquement- de voir son cadet Gamal lui succéder. D’autant que le vide crée et savamment entretenu autour de lui, pendant des années de son règne, arrange bien ses calculs- il n’a pas de vice-président par exemple. En fait, aucune autre alternative n’est possible. L’on se trouve donc devant une seule et unique solution : celle de la succession du fiston ou le chaos – ou le déluge. Il faut dire qu’il y a des signes avant-coureurs qui ne trompent pas. Ce qui donne libre cours à toutes sortes de spéculations de plus en plus fondées.
En effet, depuis 2000, après la mise à l’écart de son grand frère, Alaa, impliqué dans une série de scandales de corruption qui ont défrayé la chronique, Gamal est propulsé subitement au devant de la scène. En prenant bien sûr le soin de ne pas refaire le scénario à la syrienne, qui a fait rire le monde entier tellement que c’était ridiculissime. À titre de rappel, Bachar, inconnu jusqu’alors y compris de ses propres compatriotes, s’est vu installer au pouvoir, au pied levé, peut-être même contre son gré. Car il n’a jamais été question qu’il succède à son paternel. C’était plutôt son aîné mort tragiquement et brutalement dans un accident de circulation que l’on préparait, depuis belle lurette, à la fonction suprême.
En sus, l’Égypte n’est pas la Syrie. Il faut donc absolument un semblant de légitimité à celui que l’on veut introniser. Il est donc impérieux de s’atteler à élaborer une stratégie implacable, qui ne souffre d’aucune faille. Pour que tout se passe dans les meilleures conditions possibles. Ce que l’on n’a pas tardé à faire et même à la mettre en branle, tambour battant. En dépit d’une suite de dénégations officielles -qui ne convainquent personne du reste-, on ne peut que constater que Gamal prend de plus en plus ses marques, sous l’œil bienveillant et affectueux du président, plus que jamais en patriarche attendant, l’esprit tranquille, la fin de ses jours.
Pour peaufiner sa stature d’homme d’État, on use et on abuse de tous les procédés politico-médiatiques. Ainsi, du jour au lendemain, Gamal est devenu, comme par enchantement, plus que présent sur tous les fronts et surtout dans le parti de son géniteur, le Parti national démocratique (PND). En un de temps record et d’une manière fulgurante, - en poussant ses pions dans toutes les directions et en écrasant au passage et sans ménagement tous les caciques du régime qui lui sont opposés- l’héritier putatif y a gravi tous les échelons pour en devenir un véritable ponte. Et pas n’importe lequel ! Il préside aux destinées de son puissant comité politique. Celui-là même qui décide du cours à donner aux orientations politico-économiques futures du parti et même du gouvernement. C’est vous dire…
Qui plus est, on le voit de plus en plus mordre sur les plates-bandes du président, ce qui ne serait certainement possible sans le feu vert de celui-ci. Désormais, il peut évoquer librement des sujets extrêmement sensibles, qui jusqu’à récemment sont du ressort unique et exclusif du chef de l’État. Ses propos dernièrement sur la nécessité pour l’Égypte de se doter d’une véritable technologie nucléaire, pour être, selon lui, moins dépendante de l’électricité hydraulique, n’ont pas passé inaperçus ; ses interventions sur la question palestinienne non plus ; de même que ses critiques acerbes du projet américain du Grand Moyen-Orient...
Lors du dernier congrès du PND, les allusions à la future intronisation de l’héritier présomptif ont fusé de toutes parts. Ce qui est tout à fait normal lorsqu’on sait le manque flagrant de toute démocratie au sein de ce parti. Il faut juste enregistrer les volontés de son président et on se tait. Telle est sa mission. Il est donc normal que l’on prépare de plus en plus l’opinion publique à une éventuelle le fils au " trône " à moins que ce soit juste des ballons d’essai. Et ce n’était pas Houssam Badraoui, l’un des membres influents du PND, qui le démentirait. " Il est de notre droit de choisir l’homme le plus à même de diriger notre parti, a-t-il affirmé en parlant de Gamal. Et à lui seul de refuser ou d’accepter. À mon sens, il ne s’agit en aucun cas d’une succession. "
Résignation
Dans une déclaration à la presse, Mohamed Habib, le bras droit du guide général de la puissante association des frères musulmans, considérée à juste titre comme l’opposition la plus structurée et la plus organisée au régime de Housni Moubarak, a affirmé que les préparatifs que le fils prenne la relève du père sont très avancés. " Aucune force, a-t-il expliqué, un peu désabusé et carrément fataliste, ne peut arrêter ce processus à moins qu’il y ait un très grand mouvement populaire. Et rien ne nous garantit qu’il y en aura un à l’avenir. "
Si du côté des puissants frères musulmans, on a adopté le profil bas, ce n’est pas le cas pour le mouvement " Kifaya " ( ça suffit en arabe), qui n’a de cesse depuis 2004 de protester et même d’organiser des manifestations un peu partout sur le territoire national. Contestataire jusqu’au bout des ongles et rassemblant des hommes et des femmes de toutes les tendances politiques présentes dans le pays des Pharaons (les Islamistes, les communistes, les socialistes révolutionnaires, les nassériens...), il a formulé plusieurs revendications que l’on peut résumer en deux points -même s’il a mis, comme on peut le constater, la barre trop haut : le départ de Housni Moubarak du pouvoir et la réalisation de réformes en profondeur pour sortir, enfin, la société égyptienne de son sous-développement chronique.
Malgré quelques coups d’éclat qui lui ont fait gagner la sympathie de la presse internationale, " Kifaya " peine à rassembler au-delà des personnes qui lui sont déjà acquises. Souvent des intellectuels, des journalistes, des avocats... Alors que l’écrasante majorité du peuple est totalement indifférente. Pour beaucoup cette situation est due au règne de Housni Moubarak, marqué par l’état d’urgence auquel il ne veut jamais mettre un terme. Ce qui a pour incidence directe la dépolitisation totale des Égyptiens. Un phénomène que l’on peut facilement constater pas uniquement en Égypte, mais dans tous les pays arabes. Il faut dire qu’une telle situation arrange bien leurs régimes connus pour leurs mœurs antidémocratiques.
De plus, la conjoncture socio-économique est tellement difficile que les citoyens ne pensent plus qu’à joindre les deux bouts et à manger à leur faim. C’est connu, lorsqu’on a le ventre creux, on ne s’intéresse plus à rien. " D’où un désengagement général des Égyptiens et leur attitude passive et fataliste ", a expliqué au journal le Monde, Rifâat Al-Said, le chef de l’un des partis de l’opposition.
Quoi que fassent les opposants au régime de Housni Moubarak, il est bien évident qu’ils ne pèsent pas vraiment lourds devant sa puissance. Le spectre, pire le cauchemar, de voir le fils accéder à la fonction suprême se concrétisera à coup sûr. À moins d’un événement inattendu qui vient chambouler le tout. En attendant, la démocratie, la vraie, sera jetée encore une fois aux calendes grecques. Pour le grand désespoir de tous les démocrates égyptiens, qui souhaitent un tout autre destin à leur pays.
Seul ombre au tableau, la position de l’armée. Est-elle d’accord ou non ? Pour le New York Times, la question est loin d’être tranchée. Car contrairement à son père, Gamal n’a jamais fait partie de la Grande Muette. Et si jamais, il accède au pouvoir, ce serait une première. Et pour cause. Depuis 1952, tous les présidents qui se sont succédé au pouvoir en Égypte viennent justement de l’institution militaire. Wait and see !
Adoubement de l’Oncle Sam
À la fin de mai 2006, lors d’une visite officiellement " privée " à Washington, Gamal a eu plusieurs entretiens avec plusieurs personnalités importantes dans l’administration américaine. Au premier desquelles le président Georges Bush, le vice-président Dick Cheney et le conseiller pour la sécurité nationale Steve Hadely. Est-elle pour tâter le pouls des officiels américains ? Est-elle un pas de plus dans la confirmation de la succession de son père ?
Toujours est-il que l’on a accueilli avec la dignité qui sied à son rang. Reste que l’impression des Américains a été largement exprimée, d’une manière on ne peut plus claire, par Robert Zulick, l’ex-secrétaire d’État adjoint auprès de Condoleeza Rice. Jugeons-en ! " C’est une personnalité exceptionnelle, a-t-il dit devant un parterre de journalistes, qui est à la tête d’un courant réformateur et qui participe activement au processus des réformes en Égypte, contrairement aux autres membres traditionnels du parti national démocratique ".
En d’autres termes, on ne pense que du bien de Gamal. Certains n’ont pas hésité à interpréter ses propos sibyllins comme une bénédiction à peine voilée. Il faut dire que l’échec en Irak a fini par échauder les Américains qui ne peuvent pas se permettre de déstabiliser l’Égypte avec leurs histoires de démocratisation. Un pays qui est l’un de leurs alliés le plus sûr, le plus stratégique et qui reçoit le plus d’aide de leur part au Proche-Orient, après bien évidemment Israël. Tant que le dauphin protégera leurs intérêts, il est fort probable qu’ils s’en accommoderont très bien. L’on assistera alors au retour au pragmatisme politique qui a toujours caractérisé la politique étrangère américaine envers les pays arabes. Après la parenthèse malheureuse de démocratisation à la hussarde en Irak de Bush et de son équipe de faucons et autres colombes, on revient donc à plus de réalisme. C’est du moins ce qu’on peut en conclure.
Mais il y a hic. Une Égypte monarchique risque de faire boule de neige. Les autres pays arabes, qui n’attendent que cela, vont tous suivre vu la place importante de ce pays, considéré dans l’imaginaire arabe, à tort ou à raison, comme un modèle à suivre. Ainsi, la liberté, l’alternance politique, la bonne gouvernance et la démocratie au Proche et au Moyen-Orient continueront à faire antichambre. Peut-être pour toujours pour le grand bonheur de tous les extrrémismes, qui trouveront là un terreau fertile pour prospérer encore et encore.