jeudi, novembre 27, 2014

Après l’Algérie française, l’Algérie arabe

Maître Abdennour Ali Yahia, malgré son âge avancé-il a 93 printemps s’il vous plaît-, a encore toute sa mémoire. C’est le moins que l’on puisse dire. C’est d’ailleurs ce que tout le monde a constaté lors de la conférence qu’il animée au centre  Le Carlton à Montréal cette journée froide du 15 novembre 2014. Mais pour les générations plus jeunes, les multiples événements, parfois anecdotiques mais souvent tragiques, qu’il a relatés avec force détails  ne peuvent être saisis dans leur portée globale que si  l’on a lu son livre.  C’est ce que j’ai fait avec la curiosité de quelqu’un qui veut en savoir davantage.

Écrit dans un français on ne peut plus châtié, avec parfois des accents presque épiques, l’auteur nous emmène de prime abord dans sa Kabylie natale dans les années trente du siècle passé. Malgré son manque de ressources, le dénuement de sa population et ses quelques traditions pas toujours reluisantes, il nous la décrit comme un lieu idyllique où il fait bon vivre. Avec ses paysages à vous couper le souffle et ses matins radieux à inspirer n’importe quelle personne. En d’autres termes, Me Abdennour nous dresse ici le décor de sa propre enfance et l’enfance des personnes au destin traqique qu’il évoquerait par la suite.  Ceux par qui la crise berbère allait arriver.

Crise berbère ou anti-berbère ?

Le choix de l’auteur est vite fait. C’est une crise anti-berbère, tranche-t-il. Car le seul responsable de ce problème était feu Messali Hadj, le chef du seul parti nationaliste algérien,  le parti du peuple algérien (PPA), qui dans un mémorandum envoyé à l’ONU, en 1948, a décidé que « l’Algérie est arabe et musulmane depuis des siècles ». Une idée qui lui a été soufflé par Azzam Bacha, le secrétaire général de la ligue arabe, et de Chakib Arsalan, nationaliste arabe très connu et druze de confession, qui manœuvraient ferme pour que tous les pays nord africains rentrent sous la bannière de la nation dite « arabe ».  

Pas seulement. Il ne faut pas non plus oublier le rôle joué par les oulémas dans l’encouragement de l’amazighophobie et la suspicion contre les Amazighs en Afrique du Nord dans les années 30 et 40.  D’ailleurs, c’est encore ce Chakib Arsalan qui a encouragé Messali Hadj de s’éloigner du parti communiste français et de se rapprocher des oulémas réformistes algériens qui avaient une haine féroce contre le fait amazigh. Pour preuve, un texte de Bachir Ibrahimi d’une rare violence, d’un racisme pitoyable et d’une haine féroce contre les Kabyles et leur culture, est facilement consultable sur Internet.

Tout cela pour dire que si Messali Hadj, et cela n’excuse en rien son attitude, a nié à l’Algérie son amazighité, c’est parce que c’était la mode à l’époque- n’oubliez pas  tout le tintamarre fait autour de l’affaire du dahir berbère au Maroc en 1930- de haïr les Amazighs et de le dire sur tous les toits. D’ailleurs, après le départ des Français, cette situation s’est confirmée. Elle s’est même aggravée. L’avènement du mouvement amazigh par la suite n’est qu’une réaction normale, saine et légitime contre le fascisme arabe ambiant.

« En creusant ma tombe, tu creuses aussi la tienne.»

Les militants kabyles, qui forment l’ossature du parti nationaliste algérien du PPA- dans un texte d’Ait Ahmed, ils étaient majoritaires mêmes-, étaient bien naturellement contre que l’on nie leur identité amazighe qui est la seule constante de l’identité algérienne et nord-africaine depuis la nuit des temps. Des militants d’une grande valeur allaient s’illustrer dans cette affaire : Ouâli Bennaï,  Amar Ould-Hammouda,  Mbark Ait Menguellet et tant d’autres.

C’est ce que fait dire à Me Abdennour ceci : « La nation algérienne n’est pas à créer, n’a pas attendu l’Islam pour naître, elle existe depuis des millénaires. Le peuple algérien est un vieux peuple qui fut au long des siècles un rebelle et un martyr, qui a payé le prix fort, très fort, le prix des hommes et du sang pour chasser les envahisseurs

Mais d’où vient cette conscience amazighe très forte et très précoce chez les Kabyles contrairement aux autres Amazighs ? En fait, en plus des raisons intrinsèques à la mentalité du Kabyle, la majorité de ces hommes ont été aux écoles que la France  coloniale a ouvertes un peu partout en Kabylie. Plusieurs instituteurs français qui y officiaient avaient une connaissance très approfondie de l’héritage roumain et de la langue latine. C’était eux qui traduisaient aux élèves kabyles les textes latins sur leur propre histoire ancienne et l’histoire des rois amazighs de l’antiquité comme Jugurtha, Massinissa…

En mûrissant et en devenant, pratiquement tous, des militants nationalistes très radicaux-ils étaient tous pour la lutte armée qu’ils voulaient immédiate-, ils n’ont jamais voulu renoncer à cette identité amazighe qui leur est restée chevillée au corps. Hommes de principe, de conviction et de courage, ils n’ont jamais flanché  jusqu’à ce qu’ils soient tués par les forces de l’Armée de libération nationale (ALN). D’ailleurs, le premier à tomber, avec son compagnon de toujours Mbarek Aït Menguellet, était Amar Ould-Hamouda en 1956. En 1957, c’était au tour de son acolyte Ouâli Bennaï d’être tué d’une rafale de mitraillette à la sortie de son village natal.

D’ailleurs, Me Abdennour nous a fait confidence lors de sa rencontre avec Abane Remdan, qui a été parmi ceux qui ont condamné Ouâli Bennaï à mort. En fait, se sachant condamner à mort, ce dernier l’avait chargé de lui transmettre ce message on ne peut plus laconique mais ô combien terrible : « En creusant ma tombe, tu creuses aussi la tienne.» Il avait tout à fait raison. Car l’on sait tous ce qui est arrivé par la suite. Abane a eu le même sort et dans des conditions encore plus tragiques.  

Après les purges contre ces authentiques patriotes, l’Algérie allait commencer sa descente en enfer. Car ceux qui ont pris le pouvoir ont voulu qu’elle ne soit pas elle-même. Mais un vulgaire satellite d’un monde arabe fictif.  Son indépendance acquise au prix d’énormes sacrifices va être une grande déception. La décennie noire avec ses milliers de morts et autant de disparus en est la preuve. Pendant  ce temps-là, la Kabylie et les Kabyles qui ont tant donné à l’Algérie, commencent à lui tourner définitivement le dos. Ils veulent avoir un autre destin qui leur est propre.