mardi, juin 27, 2006

Raymond Devos tire sa « dernière » révérence

Ainsi donc Raymod Devos est mort ! Tous les théâtres où il a l'habitude de se produire et tous ses admirateurs doivent certainement le regretter et même le pleurer. Ils ont mille fois raison, car c'est une véritable bête de scène, une icône du comique qui s'en va, à jamais.

Raymond Devos peut se targuer d'avoir l'une des carrières les plus longues –50ans- et les plus riches. Son secret : un humour sui generis, très particulier, très personnel. Bien plus, je dirais un style unique dont il ne s'est jamais départi jusqu'à ce que les jambes lui jouent un énième tour – pas du tout marrant cette fois-ci- et le lâchent, progressivement, pour s'éteindre dans sa maison de la banlieue parisienne à 83 ans. Son vœu de rendre l'âme sur scène ne s'étant pas réalisé.

Soliloques absurdes

L'humoriste aux éternels costume bleu et nœud papillon vit le jour le 9 novembre 1922 à Mouscron en Belgique de parents français. Peu de temps après, sa famille rentre, pour des raisons peu connues en France, et s'installe, dans un premier temps, au Nord du pays avant de décider de s'établir, définitivement, en 1931 à Paris.

Malgré une citoyenneté française en bonne et due forme, Devos a découvert dernièrement qu'il n'est même pas inscrit aux registres du service central de l'état civil. Parce que ces parents avaient tout simplement omis, à sa naissance, de le déclarer auprès du consulat français. Comme on peut bien l'imaginer, cette situation ubuesque, absurde même, n'aurait pas manqué de l'inspirer. Sauf que le destin est venu s'en mêler pour décider autrement du cours des choses.

En fait de l'absurde, il est un trait saillant de son humour –et même de sa vie. Influence à coup sûr de son époque et de ses penseurs, Ionesco entre autres. Même physiquement, Devos a quelque chose d'étrange. Avec son regard halluciné, ses grosses lunettes fumées, une silhouette pour le moins impressionnante -surtout à la fin de sa vie-, une voix rauque, le côté " absurde " du personnage ne s’en trouve qu’accentué. Toujours est-il que Devos est l'un des rares si ce n'est le seul comique français à le cultiver, et de quelle manière !

Comment procède-t-il ? Voici son explication : " Écrire n'a jamais été laborieux. C'est l'esprit qui joue sur les mots. Ce sont des jeux d'esprit où la sonorité des mots est primordiale. Brusquement, on franchit les limites de la logique. Ça tombe dans l'absurde. Faire croire aux gens qui m'écoutent que le vert est rouge. Ils doivent traverser avec moi cette frontière. D'où mon immense admiration pour Marcel Aymé et Antoine Blondin qui arrivaient à inscrire l'imaginaire dans le réel. ".

Cette vocation du clown de l’absurde, il se l’est découverte un peu tardivement, par le plus grand des hasards. Âgé de 33 ans et vivant d'expédients, – il a fait presque tous les métiers- et au moment où il se posait vraiment des questions sur l'orientation à donner à sa vie, le déclic lui est venu, aussi étonnant que celui puisse être, lors d'une conversation pour le moins anodine. Alors qu'il était dans un hôtel sur la côte – à Biarritz plus précisément- un jour de tempête, un serveur lui a annoncé qu'il ne pouvait pas voir la mer parce que démontée. " Et vous la remontez quand ? ", lui a répliqué du tac au tac Raymond Devos.

Cet échange allait changer de fond en comble sa vie et l'inspirera dans l'écriture d'un premier sketch intitulé justement, la mer démontée. Enfin, le filon est trouvé ! Et sa carrière démarrera sur les chapeaux de roue. Le succès ne le quittera presque jamais.

Reste que son premier " baptême du feu " a eu lieu en 1956 lors d'un spectacle de Maurice Chevalier malgré les réticences de ce dernier. " Maurice Chevalier, se rappelait-il, ne voulait pas de moi. Me prenant pour un guignol, il craignait que le public n'apprécie pas mes différents passages scène. Jacques Canetti a insisté. Tout de suite ça a marché, mes sketches passaient la rampe. "

la langue française à l’honneur

Ses monologues humoristiques, qu'il interprète toujours en compagnie de son pianiste préféré Hervé Guido, sont extrêmement bien travaillés, extrêmement bien ficelés, extrêmement bien ciselés. Rien n'est laissé au hasard. Il les travaillait un peu comme le ferait un joaillier expérimenté à ses bijoux. C'est un perfectionniste comme on n'en connaît pas un. Ils sont chacun un hymne à la langue française tellement qu'ils la célèbrent.

Fin connaisseur de la langue de Molière, il en connaît toutes les subtilités, tous les secrets. Il se joue avec une facilité déconcertante avec ses mots, ses homonymes, ses figures de style, ses expressions idiomatiques pour en sortir toute l'absurdité et provoquer des sourires, des rires et des fous rires, à n'en pas finir.

Quant au rire à proprement parler, il en a une définition intéressante : " Le rire permet de chasser le réel pendant un certain temps, d'oublier les choses qui sont pesantes, qui vous préoccupent, qui vous gênent. C'est ça le rire, c'est fait pour ça, pour oublier la mort. "

Pour juger de ses prouesses, florilège de quelques-uns de ces exploits : " Il paraît que quand on prête l'oreille, on entend mieux. C'est faux ! Il m'est arrivé de prêter l'oreille à un sourd. Il n'entendait mieux " ; " Quand j'ai tort, j'ai mes raisons, que je ne donne pas. Ce serait reconnaître mes torts. " ; " Si ma femme doit être veuve un jour, j'aimerais bien que ce soit de mon vivant "…

Qui mieux est, il était l'un des rares comiques à ne pas succomber à la trivialité et à la vulgarité qui caractérisent tant le comique français de ces dernières années. Il faut donc être bien concentré pour saisir toutes ses allusions, ses sous-entendus, ses insinuations, ses calembours, ses gags... Il est clair que Raymond Devos n’est pas n’importe qui. Car nous avons affaire avec lui à du haut niveau. Pour vous donner une idée de ses lectures : ses livres de chevet sont ceux de Gaston Bachelard, Michel Serres et Marcel Aymé. Que de grosses pointures de la pensée ! C'est vous dire...

En signe de reconnaissance, il a été nommé au Conseil supérieur de la langue française. De son vivant, ce qui est très rare dans la vie d’un artiste, un prix portant son nom a même été créé pour récompenser tout travail d'excellence en langue française. Bien plus, et c'est vraiment la plus belle des consécrations, il a carrément fait son entrée dans les programmes scolaires français. Jacques Chirac en lui rendant hommage l'a évoqué ainsi : " Un artiste immense, dit-il, (...) un irrésistible funambule des mots, un éblouissant magicien de la langue française, un très grand poète de l'humour. "

Saltimbanque doué

" Le formidable clown de la syntaxe ", selon l'expression de maire de Paris, Betrand Delanoë, est aussi un as du mime. Il a eu longtemps l'occasion de le découvrir et par le fait même de le pratiquer pour maintenir le moral de ses camarades d'infortune, lors de sa déportation en Allemagne en 1943 par les forces nazies au titre de STO ( service du travail obligatoire). Parfois certaines expériences dramatiques ont du bon, pourrait-on dire. Une fois libéré, il ira sur-le-champ perfectionner son penchant pour le mime et le théâtre dans une école spécialisée afin d'embrasser, tel qu'il le désirait, le métier du comédien. Il va d'ailleurs jouer dans " Médecin malgré lui ", " Knock " et dans d'autres pièces non moins connues.

Il sait aussi toucher à pas mal d'instruments de musique. Il joue merveilleusement bien à la clarinette, au violon, à la harpe, apprise à l'âge cinquante cinq ans, et à la flûte. Il faut dire que c'est un peu atavique. Ses parents étaient, selon plusieurs témoignages dont celui de Raymond, des multinstrumentistes hors pair. Si son père jouait à l’orgue et au piano, la mère maniait très bien le violon et la mandoline. À voir les exploits scéniques du fils, on ne peut dire que leur influence est pour le moins déterminante.

Ce bateleur haut en couleur, ce touche-à-tout extrêmement talentueux, ce prestidigitateur des mots qu'est Raymond Devos, s'est aussi essayé à l'écriture romanesque. Il a d'ailleurs publié pas mal de romans dont Les quarantièmes délirants, qui est un succès de librairie, La chenille nommée Vanessa, Sans titre de noblesse. Seul ombre au tableau, le cinéma l'a boudé. Malgré un potentiel énorme, il n'a joué que quelques rôles secondaires dans quelques films dont Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Dommage donc !

Il serait fastidieux de citer toutes les distinctions qu'il a raflées. On va en citer que quelques-unes : Grand Prix du théâtre de l'Académie française, officier et commandeur de la légion d'honneur, molière du meilleur one-man-show… ! Même le Québec ne l'a pas oublié et c'est à son honneur. Il lui a décerné deux prix : celui de l'humour en 1987 et celui du Mérite artistique en 1996. En parlant justement du Québec, parmi ses meilleurs amis figuraient le grand chansonnier québécois Félix Leclerc. Une amitié qui date de 1961 lorsque Devos a effectué une tournée au Canada.

Tous ces titres, tous honneurs sont la preuve que Raymond Devos a une place de choix dans le Panthéon des humoristes qui ont marqué le 20e siècle. Il est donc tout à fait normal que l’on regrette sa disparition. Adieu l’artiste !