vendredi, septembre 09, 2005

Al-Jazira: entre arabisme et islamisme

Lahsen Oulhadj
La chaîne de télévision Al-Jazira (l’île, la péninsule en arabe) apparaît d’emblée comme un média d’exception à cause de sa liberté de ton, fait inhabituel au Moyen-Orient où dominent encore des régimes théocratiques rétrogrades. Quelques mois après sa création en 1996, par la seule volonté de l’émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al-Thani, elle est devenue un média international incontournable. Elle a été révolutionnaire dans la mesure où elle a changé radicalement le flux de l’information. Pour la première fois dans l’histoire, ce n’est plus l’Occident qui en est la source et le diffuseur, mais c’est le tiers-monde.

Tout ou presque a été dit, avec souvent un enthousiasme compréhensible, sur le succès extraordinaire de cette CNN arabe. Mais rares sont les écrits qui ont évoqué, avec un regard distancié, les courants idéologiques qui influencent, qui se disputent et, parfois même, déterminent sa ligne éditoriale et sa politique rédactionnelle.

Le nationalisme arabe, le panarabisme, le baâthisme…

Tous ces concepts disent une seule et même réalité. Celle d’un courant idéologique qui a fait de l’ethnie, de la langue et de la culture arabes son fer de lance. Son influence dans les pays dits arabes est majeure. Que ce soit au niveau de l’école, des médias, de l’intelligentsia

Al-Jazira n’a pas échappé à son emprise. Il s’y exprime par l’usage de l’arabe littéraire, une langue en principe unificatrice. Mais le hic, c’est que peu d’Arabes la maîtrisent. Car elle n’a aucune assise sociologique. Pour en comprendre toutes les subtilités, il faut donc aller à l’école.
De fait, elle est comparable au latin, qui, d’une langue liturgique, devient au fur et à mesure, grâce à un soutien pour le moins massif de la part des États, celle de l’école et des médias. Même s’il y a, ces derniers temps, une tendance progressive à employer, surtout lors des débats télévisés, le dialecte égyptien qui devient par voie de conséquence la lingua franca des Arabes.

Dans ces conditions, l’arabe littéraire employé par Al-Jazira peut être considéré, à certains égards, comme une barrière linguistique pour les masses arabes en majorité analphabètes. Selon les estimations les plus sérieuses, il n’y aurait que 30 millions d’Arabes qui suivent quotidiennement les affaires du monde au travers d’Al-Jazira. Ce qui est une petite minorité au regard de leur nombre qui dépasse les 200 millions d’âmes.

Il reste que les images et leur pouvoir d’évocation ont facilement permis à Al-Jazira de faire passer son message. Le plus simplement du monde. Il n’est pas rare de voir des musulmans non-arabes regarder systématiquement cette chaîne, même s’ils n’y comprennent pas le discours.

Consciente de cette réalité, et pour toucher un maximum de téléspectateurs en inscrivant les événements du monde dans une perspectives arabe, Al-Jazira commence sérieusement à penser à lancer une autre chaîne. En anglais cette fois-ci. Aux dernières nouvelles, elle va être lancée incessamment. Son site Internet fonctionne depuis plusieurs mois déjà.

Pour marquer davantage son panarabisme, et certainement pour susciter l’adhésion du maximum des téléspectateurs arabes, Al-Jazira a tenu à varier l’origine nationale de son personnel. Ses journalistes, qui étaient déjà des figures familières pour leurs concitoyens, car ils ont derrière eux plusieurs années d’expériences dans leurs chaînes nationales respectives, viennent d’une quinzaine d’États arabes. Presque chaque pays arabe dispose d’un journaliste-ambassadeur dans l’entreprise médiatique d’Al-Jazira, pourrait-on dire. Cependant, la part de lion revient aux pays les plus importants, la Syrie, le Liban, l’Egypte, l’Irak…

La priorité donnée aux questions arabes est aussi un fait saillant de l’arabisme d’Al-Jazira. Si leur traitement n’est pas toujours original, Al-Jazira ne s’embarrasse pas, de temps en temps, de briser les tabous que les médias nationaux n’oseraient même pas évoquer, et a fortiori traiter : la situation de la femme, les crimes d’honneur, la question des droits de l’homme, les opposants des régimes arabes... Avec une remarque, plus le pays est loin de la péninsule arabique, plus Al-Jazira prend énormément de libertés à traiter des sujets le concernant. Il ne ménage jamais à titre d’exemple, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie...

Un simple coup d’œil sur le site Internet d’Al-Jazira suffit à mesurer l’influence de l’idéologie du nationalisme arabe sur les contenus de la chaîne. En témoigne la terminologie employée pour désigner les aires géographiques de sa diffusion. L ‘Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont appelés "al-watan al-âarabi ", la patrie arabe, qui est, comme beaucoup de gens le savent, une construction plus théorique que réelle. Néanmoins, dans la dernière version du site, on n’a plus gardé cette dénomination ; on lui a substitué un adjectif on ne peut plus significatif, " âarabi " (arabe).

Il est à rappeler que cette nation arabe, perçue à tort comme un bloc monolithique, est loin d’être aussi homogène. Dans pratiquement tous les pays dits arabes, il y a de fortes minorités ou parfois même des majorités non arabes. Le cas du Maroc est éloquent à cet égard. Voilà un pays majoritairement berbère, mais qui fait partie de ce monde arabe. Pire, des pays africains, qui ne sont pas du tout arabes, se voient qualifiés arbitrairement d’arabes : la Somalie, le Djibouti…

Qui dit arabisme, dit aussi les gouvernements qui l’ont adopté comme idéologie d’État. Pratiquement, tous les pays arabes sont concernés peu ou prou. L’Irak de Saddam, qui a appliqué une forme d’arabisme poussé à l’extrême, a des sympathisants de taille au sein d’Al-Jazira. Mohamed Jasim Al-Ali, l ’ex-directeur de la chaîne, a été poussé à la porte à cause de ses liens pour le moins douteux avec l’ex-dictateur irakien Saddam. Selon le journal panarabe Al-Sharq Al-Awsat, celui-ci l’aurait corrompu des années durant afin qu’il lui réserve un traitement de faveur.

Dans une rencontre avec la presse à Doha, Mohamed Jasim Al-Ali ne s’en est même pas caché. " Aucun média, affirma-t-il, ne peut subsister sans un soutien financier. Sinon, il ne peut tout simplement pas exister. Mais la question, est-ce que cette aide influe sur la ligne éditoriale de la chaîne ? ". Il n’a pas bien évidemment répondu. Pour cela, il suffit juste de regarder Al-Jazira pour en avoir une.

La chaîne arabophone américaine, Al-Hurra, a diffusé avec un malin plaisir il y a quelques mois, un documentaire montrant, des images à l’appui, que les rapports entre l’ex-directeur de la chaîne qatarie et le fils de Saddam, Oday, étaient plus qu’amicales. De là, on peut facilement expliquer l’attitude négative d’Al-Jazira vis-à-vis de l’intervention américaine en Irak et sa célérité à diffuser les messages vidéo et audio de Saddam en cavale.

Des journalistes vedettes d’Al-Jazira sont des panarabistes connus. C’est le cas de Fayçal Al-Qassim, journaliste syrien et animateur de l’émission à succès, " À contre-courant". Malgré son passage qui a duré sept ans à la prestigieuse BBC et un capital culturel important - il est titulaire d’un Phd en littérature anglaise -, l’objectivité lui fait souvent défaut. Il use et abuse, sans jamais se remettre en question fût-ce un moment, d’une rhétorique nationaliste surannée.

Ses prises de position sont souvent d’un ethnocentrisme et d’une démagogie qui frisent le ridicule. Ses talk-shows sont des suites infinies de cacophonies, de surenchères, de propos racistes et xénophobes. " Pour une fois, nous avons la chance de pouvoir parler, alors nous hurlons ! " , confie-t-il à Sara Daniel, une journaliste au Nouvel Observateur. Son professionnalisme est très discutable. Il a été celui qui a annoncé en plein milieu de son émission que les Juifs, qui travaillaient dans les deux tours de New York, ne s’étaient pas rendus le jour des attentats à leur travail. Tout cela sur la foi d’un obscur journal iranien.

Même quand il se veut un tantinet rigoureux, ses débats sont, si je reprends l’expression du grand sociologique français, Pierre Bourdieu, vraiment faux ou faussement vrais. Les face à face qu’il a organisés entre les libéraux arabes et les Islamistes en sont la preuve. Son parti pris pour ces derniers est plus que patent. L’Intellectuel progressiste tunisien Afif Al-Akhdar et le grand islamologue algérien Mohamed Arkoun en ont d’ailleurs fait les frais.

Au lieu d’inciter ses téléspectateurs à la réflexion, Al-Jazira provoque en eux l’exaltation des sentiments les plus chauvins et les plus nationalistes. L’obscurantisme se trouve mis en relief au détriment de la pensée des lumières seule à même de sortir les Arabes de leur sous-développement chronique et des multiples contradictions où ils se débattent. Le fameux credo d’Al-Jazira " l’opinion et son contraire " devient plutôt un slogan creux. Al-Jazira demeure, selon Olfa Lamloum qui lui a consacré un livre, " malgré la concurrence, une chaîne à part en raison de son nationalisme arabe ". Ce n’est pas pour rien que l’on fait souvent le parallèle entre elle et Sawt Al-Âarab, une radio très célèbre lancée au début des années cinquante par la figure de proue du nationalisme arabe, l’ex-président égyptien, Jamal Abdnnaser.

Si Al-Jazira était, à ses débuts, la seule sur le champ médiatique arabe, depuis quelques temps, d’autres chaînes concurrentes ont vu le jour. La rivalité entre elles bat son plein. La course aux scoops devient féroce. Le moindre événement est bon à être diffusé sans en peser les conséquences parfois dramatiques. C’était le cas par exemple lors des événements qui ont secoué Ahwaz, une région iranienne à majorité arabe.

Al-Jazira, sensible à tout ce qui est arabe, a été la première à parler de trois morts et plusieurs blessées et donne aux émeutes un caractère séparatiste. Elle a même laissé s’exprimer sur ses ondes une organisation inconnue jusqu’à alors, le front de libération des Arabes d’Ahwaz, dont le porte-parole n’a pas hésité à parler d’une " épuration ethnique ". Al-Jazira appelle, si je cite Bourdieu, à " la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique et tragique ". Conscient du danger, le gouvernement iranien a réagi à brûle-pourpoint en lui interdisant de travailler, à l’avenir, en Iran.

L’autre aspect de l’arabisme d’Al-Jazira peut se vérifier dans le traitement de sujets concernant les peuples autochtones qui vivent dans cette "patrie arabe ". C’est le cas des Berbères et surtout des Kurdes qu’on ne ménage jamais. Selon Al-Jazira, ils ne sont ni plus ni moins que des suppôts du sionisme et des instruments de l’impérialisme occidental, tout en passant allègrement sous silence tout ce que ce peuple martyr a enduré sous les régimes baâthistes d’Irak et de Syrie. D’ailleurs, l’élection, dernièrement, d’un Kurde à la tête de l’Irak n’a nullement fait plaisir à la chaîne qatarie.

Nonobstant cet arabisme exacerbé, il reste qu’Al-Jazira est plus qu’ambiguë s’agissant d’Israël. Il est le premier média arabe à donner la parole aux responsables israéliens et, par le fait même, elle participe grandement à la normalisation de leur pays. Grâce donc à cette chaîne, Israël - l’ennemi sioniste comme les médias nationaux arabes se plaisent à le qualifier - apparaît comme un État on ne peut plus banal, voire légitime. Ce qui est synonyme d’une capitulation pour les islamistes et les nationalistes arabes qui n’ont de cesse de le diaboliser depuis presque un demi-siècle.

Beaucoup de gens, pas très au fait des enjeux politiques au Moyen-Orient, se demandent toujours pour quelle raison le gouvernement israélien laisse Al-Jazira opérer dans les territoires palestiniens et en Israël malgré son parti pris pro-palestinien et son antisémitisme maintes fois affiché et assumé. En fait, c’est parce que cette chaîne le sert plus qu’elle ne le dessert. Passer à Al-Jazira, c’est s’inviter le plus pacifiquement du monde dans le foyer de millions d’Arabes.

Quant aux Américains, ils sont de plus en plus conscients, qu’à terme, leurs intérêts seront mis en danger à cause du traitement pro-arabe et, partant, du sens ouvertement anti-américain que donne Al-Jazira aux événements. D’ailleurs, lors de leur guerre en Afghanistan à titre d’exemple, la couverture d’Al-Jazira s’est démarquée du discours américain. Selon cette chaîne, ce n’est plus la guerre contre le terrorisme, mais une guerre contre ce qu’on appelle le terrorisme.

Dans un premier temps, les Américains ont exercé des pressions diffuses sur Al-Jazira et son mécène le Qatar. Ils ont même bombardé son siège en Afghanistan et en Irak, mais en vain. C’est alors qu’ils ont contre-attaqué en optant pour un "plan Marshall médiatique " destiné au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, qui a consisté à lancer, coup sur coup, une radio, Sawa, et une chaîne de télévision, Al-Hurra, (la libre en arabe). Si la radio a gagné des parts de marché importantes, la chaîne de télévision peine vraiment à percer.

L’Islam, l’islamisme, le terrorisme…

Quoi de plus normal qu’Al-Jazira fasse des émissions sur l’Islam, mais qu’elle permette à Youssef Al-Qaradaoui, l’une des figures religieuses les plus controversées d’avoir sa propre émission, nous laisse un peu sceptiques. Il faut avoir à l’esprit que le cheikh Al-Qaradaoui, que la presse surnomme l’imam cathodique, n’est pas n’importe qui. Il s’agit de l’idéologue de l’un des premiers et le plus structuré des mouvements de l’islam politique, les frères musulmans égyptiens.

Ce proche de l’émir du Qatar, et dont la femme occupe des responsabilités importantes au sein d’Al-Jazira, a sa propre émission hebdomadaire, " Le chariâa et la vie ", qui est du reste un énorme succès. Elle consiste à répondre en direct aux questions religieuses des téléspectateurs musulmans. Parfois, il faut le reconnaître, elle n’est pas dépourvue de piquant et de détails croustillants. Al-Qaradoui n’a pas manqué de courage, quand on sait le poids de toutes sortes de conservatisme qui pèsent sur les sociétés arabes et islamiques, en expliquant que rien ne justifie, religieusement parlant, l’interdiction de la fellation.

Pour autant, ce qui a fait sa réputation, ce sont ses fatwas où il a appelé solennellement de tuer les Américains civils ou militaires, car ils ont agressé l’Irak. Les décapitations et les attentats-suicides en Irak sont des actes héroïques et légitimes qu’il faut saluer. Mais le hic, c’est qu’il n’a jamais pipé mot sur la base américaine d’où sont parties les attaques contre l’Irak, qui se trouve juste à quelques mètres du siège de la chaîne d’Al-Jazira.

Aussi paradoxal que celui puisse paraître, il n’a pas hésité, lui, le tenant du jihad tous azimuts, à manifester dans la rue pour dénoncer un attentat-suicide perpétré par un Egyptien – dont le frère travaille à Al-Jazira-, après la diffusion d’un message guerrier du chef d’Al-Qaida dans le Golfe, contre une école anglaise dans la capitale qatarie, Doha.

C’est ce qui a fait dire à un écrivain arabe émirati, Rachid Abdellah, que si Al-Qaradaoui "dénonce aujourd’hui cet attentat de Doha, c’est parce qu’il a lieu non pas en Irak, mais bel et bien au Qatar, le pays de résidence du cheikh. C’est tout simplement une terrible aporie dans la quelle s’est mise Al-Qaradaoui. Ce qui le met en contradiction flagrante avec les recommandations du Coran qu’il est censé très bien connaître. "

À y réfléchir de près, la présence à Al-Jazira d’une figure religieuse aussi influente que le cheikh Al- Qaradaoui est intentionnelle. Elle sert le régime du Qatar à se prémunir contre le radicalisme islamique et ses expressions violentes. Elle peut aussi se comprendre dans la mesure où ce pays cherche certainement une caution religieuse de taille qui masquerait ses rapports plus qu’intimes avec les Américains et les Israéliens qui, comme on le sait, ne sont pas en odeur de sainteté dans tout le Moyen-Orient.

L’autre domaine où Al-Jazira est fort connu. C’est ces rapports avec Al-Qaida. D’aucuns n’hésitent pas à l’appeler la boîte à lettres de cette multinationale du terrorisme. Ben Laden et tous ses lieutenants ont fait passer leurs messages audio et vidéo par le biais de cette chaîne. On peut même dire qu’Al-Jazira en a l’exclusivité. Pire encore, Le Sunday Time, le fameux journal anglais, a publié une information selon laquelle le Qatar aurait conclu avec Al-Qaida un accord secret de non-agression en échange d’importantes sommes d’argent. Ce qui n’a jamais été démenti par les officiels qataris.

Al-Jazira a aussi donné la parole à toutes les figures modérées et surtout extrêmes de l’Islam politique. Le Tunisien, Rachid Al-Ghannouchi, l’Algérien Abbassi Madani, la Marocaine Nadia Yassine, les Saoudiens Hani Al-Sibaâi , Saâd Al-Faqih et Said Ben Zouâayr, le Jordanien, Abou Mohamed Al-Maqdisi, le père spirituel d’ Abou Mousâab Azzarqaoui, etc, ont trouvé dans Al-Jazira la possibilité de s’exprimer. Certains sont même allés jusqu’à soutenir dans des termes à peine voilés les actes de violence et de terrorisme.

Cette présence pour le moins massive des Islamistes est plus que patente. La très belle journaliste d’origine algérienne Khadija Ben Qenna a surpris les téléspectateurs en se couvrant le chef du jour au lendemain. L’a-t-elle mise par conviction ou par pression ? Nul ne le sait. Mais ce fait a le mérite de montrer quel genre d’ambiance a cours au sein des murs d ’Al-Jazira.

Au plus fort de la guerre en Afghanisation, seule cette chaîne a été présente dans ce pays grâce à son journaliste vedette espagnole d’origine syrienne, Tayssir Allouni. De retour en Espagne pour passer quelques jours de vacances, il a été arrêté le 5 septembre 2003 à Grenade. Ce qui n’a pas empêché une levée de bouclier des Arabes qui ont crié au scandale, au complot, au racisme et au non-respect des droits de l’homme, en dépit de fortes présomptions qui pèsent sur lui. Même le président du conseil d’administration d’Al-Jazira et cousin de l’émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Thamer, a écrit une lettre solennelle au gouvernement espagnol pour exiger sa libération immédiate.

C’était le très célèbre juge espagnol, Baltazar Carzòn, qui a instruit son dossier. Il a trouvé, en épluchant ses appels téléphoniques, qu’il a, pendant des années, entretenu des rapports plus que étroits avec un certain Imad Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah. Un personnage de haute importance dans la mouvance intégriste. C’est lui, par exemple, qui a organisé, en Espagne, une réunion à laquelle a participé Mohamed Atta, le chef des kamikazes à l’origine des attentats du 11 septembre.

Le journaliste d’Al-Jazira a été aussi en contact avec deux autres personnes importantes dans l’organigramme d’Al-Qaida, Mamoun Darkazanli, le financier de Ben Laden en Europe et son représentant en Espagne, Mohamed Ghaleb Kalaje. Selon les actes d’accusation, Tayssir Allouni, dans ses multiples déplacements un peu partout dans le monde, a servi comme un porteur de valise de l’organisation de Ben Laden. S’il ne s ’est jamais gêné à exprimer ses sympathies islamistes, allant même jusqu’à regretter le régime des Talibans, il reste à prouver, lors de son procès, toutes les accusations dont l’accable la justice espagnole.

La démocratie, l’arlésienne

Il faut rappeler qu’Al-Jazira n’a pas été créée par un pays connu par ses mœurs démocratiques. Son lancement n’a pas forcément pour objectif de démocratiser les sociétés du Moyen-Orient. C’est pour d’autres impératifs éminemment politiques. Faire exister une petite entité, le Qatar, par rapport un voisin hégémonique, l’Arabie Saoudite. C’est d’ailleurs un objectif qui est largement atteint. Car, maintenant, le Qatar est sorti de l’anonymat pour devenir un acteur régional on ne peut plus important.

Malgré son succès indéniable, Al-Jazira souffre d’un déficit financier endémique faute de recettes publicitaires importantes. Elle ne subsiste que grâce à l’argent qu’injecte annuellement et régulièrement le gouvernement du Qatar dans son budget. Son autonomie en prend naturellement un coup. Même si ces derniers temps on parle, ici et là, de sa privatisation dans deux ans si bien évidemment on ne tourne pas casaque. Mais rien n’est moins sûr d’autant moins que les preneurs ne se bousculent pas au portillon.

De fait, Al-Jazira est, estime Ali Nasserdine, rédacteur en chef des Cahiers de l’Orient, "un accident de parcours. Sans la volonté de l’émir du Qatar, elle n’aurait pas existé. Elle a réveillé juste l’esprit critique dans la région ". Ce qui est une bonne chose. Car comme chacun sait, la démocratie est une culture qui s’apprend. Il faut donc espérer qu’Al-Jazira aura ouvert une petite brèche qui annoncerait une démocratisation effective des régimes du Moyen-Orient.

Ce qui ne peut se réaliser que si la chaîne a les coudées franches. Ce qui est loin d’être le cas. Il y a encore certains sujets qui sont tabous, à savoir tout ce qui touche au Qatar et à la famille régnante. Un exemple : le gouvernement qatari a déchu dernièrement plusieurs milliers de ses citoyens de leur nationalité. Mais à Al-Jazira, c’est silence radio. Ce qui est quand même bizarre de la part d’une chaîne qui se targue de défendre les droits de l’homme.

Si on a vraiment à cœur de favoriser l’enracinement de la culture démocratique chez les Arabes, il faut impérativement qu’Al-Jazira mette au placard ses idéologies, représentées en son sein par cette alliance, somme toue naturelle, entre le nationalisme arabe et l’islamisme, et essaye d’élever le niveau de ses émissions en ouvrant ses ondes à des intellectuels arabes éclairés qui apporteraient aux téléspectateurs des instruments à même de leur prendre conscience de leur situation catastrophique.

Il faut parler le langage de la vérité à son auditoire au lieu de le caresser dans le sens du poil. À ce jour, ce n’est malheureusement pas le cas. Car Al-Jazira continue toujours à donner la parole à toutes sortes de démagogues populistes qui expliquent, sans le moindre scrupule, tous les malheurs des Arabes par les théories fumeuses de complot et de conspiration. Ce qui fait que les propos qui suivent de Wadah Khanfar, l’actuel directeur de la chaîne, sonnent on ne peut plus faux. " Nous ne fomentons, dit-il, aucun complot contre personne et nous ne privilégions aucun courant sur un autre, ni une pensée sur une autre, ni un avis sur un autre…Nous ne sommes que des journalistes qui faisons leur travail selon la déontologie de la profession. "

Au total, on ne peut qu’applaudir qu’Al-Jazira réagisse enfin aux multiples imperfections que l’on lui reproche souvent. Car elle vient d’annoncer la rédaction d’une charte d’honneur professionnelle qui vise selon aljazeera.net, le site Internet de la chaîne, "à unifier la vision et la mission qu’elle s’est fixées afin que son message soit clair dans un cadre professionnel rigoureux ". Espérons que cela se traduira à l’écran le plus tôt possible, car nous n’avons encore rien vu !

d’Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe

Lahsen Oulhadj (Montréal)

Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe est un livre qui se lit d’une seule traite. Il est publié dernièrement en France, par la politologue Olfa Lamloum aux éditions de la Découverte.

D’entrée jeu, Olfa Lamloum explique la manière avec laquelle le logo d’Al-Jazira a conquis pratiquement tous le foyers des Occidentaux au lendemain des attentats du 11 septembre en diffusant l’un des multiples messages du chef d’Al Qaida, Oussama Ben Laden.

Un véritable défi que cette chaîne, créée en 1996 par la volonté d’un émir du plus petit d’État du Golfe, le Qatar, à ce que O. Lamloum appelle, l’ordre impérial américain. Depuis, la chaîne panarabe n’a de cesse d’être au centre d’une multitude de polémiques et de controverses.

En analysant sa ligne éditoriale, O.Lamloum en arrive à cette conclusion. Al-Jazira exprime deux choses : les aspirations démocratiques des peuples que les régimes autoritaires de la région n’ont de cesse de brimer et les sentiments de colère arabe contre les Américains et leurs politiques .

Les raisons du succès d’Al-Jazira résident dans son courage à casser les tabous, à revivifier le nationalisme arabe et à sa couverture exceptionnelle de plusieurs événements majeurs au Moyen-Orient. Olfa Lamloum considère enfin qu’Al-Jazira est un contre pouvoir vis-à-vis des régimes autoritaires arabes.

Pour autant, ce livre aurait pu être très intéressant. Car, malheureusement, Olfa Lamloum a manqué souvent d’objectivité. Elle a, à maintes reprises, succombé à un sentimentalisme béat aux accents revanchards et ouvertement anti-américains. On peut dire que son livre, fait un peu dans l’urgence, est une longue plaidoirie à la défense d’Al-Jazira contre les méchants occidentaux. On aurait aimé qu’elle prenne du champ et adopte un regard distancié au lieu de prendre fait et cause par une chaîne juste parce que arabe.

Son étude est restée très descriptive, car elle n’a jamais touché au fond des choses. D’ailleurs, on est resté sur notre soif, car le livre n’apporte vraiment pas de réponses à nos interrogations. Est-ce que Al-Jazira sert véritablement la démocratie? Ne fait-elle que renforcer la pensée rétrograde chez les Arabes? Ne participe-t-elle pas à la propagation du terrorisme? Comment concilie-t-elle son impertinence par rapport aux régimes en place et sa déférence pour le moins patente envers celui du Qatar ?…

Al-Jazira, miroir rebelle et ambigu du monde arabe, la Découvetre, 2004

AZA: des Amazighs au pays de l'Oncle Sam

Lahsen Oulhadj (Montréal)


Après leur spectacle au théâtre Coronna à Montréal, le 16 juillet dernier, j’ai eu l’immense joie de rencontrer nos deux mousquetaires amazighs. Toujours fidèles à cette modestie typique qui caractérise tant les Amazighs, le contact a eu lieu sans chichi et le plus simplement du monde. À dire vrai, on dirait qu’on se connaissait depuis des années ; alors que l’essentiel de nos contacts se réduisait à quelques courriels.

Sans salamalecs donc, nous sommes sortis du théâtre pour aller discuter dans un café qui se trouve juste dans le voisinage. Attablés autour d’un verre, nous avons laissé libre court à notre discussion. Tantôt posant des questions à Fattah Abbou, le plus extraverti de nos deux musiciens, et tantôt poussant carrément son acolyte de toujours, Mohamed Aoualou à prendre la parole ; il est d’une nature très réservée. D’ailleurs ce dernier, dans une pointe d’humour, a qualifié Fattah, " de ministre de la parole ."

Volonté

Les débuts dans la musique de nos artistes n’ont pas été, comme nous pourrions l’imaginer, dans un conservatoire ou dans une école de musique. Ô que nenni. Ils ont commencé, comme tous les artistes amazighs qui les ont précédés, dans la meilleure des écoles, celle de l’autodictatisme. En d’autres termes, sans vouloir être ironique, ils ont suivi le parcous classique des artistes amazighs.

" J’ai commencé tout seul et d’une façon on ne peut plus rudimentaire, nous avoue Fattah tout sourire, en fabriquant moi-même mon instrument à corde à base d’un récipient d’huile à moteur, d’une barre de bois et des câbles de frein d’un vélomoteur. "

Ainsi, a commencé le long apprentissage de " grattage " sur cet instrument on ne peut plus modeste. Après une pratique de quelques mois, les premières notes jouées ne peuvent être que celles des rways, ce genre musical traditionnel qui est, et de loin, le plus présent et le plus répandu dans cette immense région amazighophone du Sud du Maroc, qui est, selon l’expression de Mohamed une " mine d’or pour tous ceux qui ont un tant soit peu des penchants musicaux. "

Baigné, depuis son enfance dans l’ambiance d’ahwach avec ses variantes infinies, Mohamed, qui nous en a donné la démonstration, lors du spectacle d’Aza à Montréal, en esquissant quelques mouvements chorégraphiques très complexes, n’a pu avoir sa véritable guitare qu’à l’âge de 16 ans. Mais sa prédisposition à la musique et son auto-initiation grâce, lui aussi, à son instrument de fabrication personnelle, expliquent le fait qu’il soit devenu, au bout de quelques temps, un virtuose de la guitare.

" C’est à partir de cet âge, nous dit-il avec son flegme habituel, que j’ai commencé à pratiquer sérieusement et assidûment mon instrument, à l’oreille et sans aucune connaissance du solfège. D’ailleurs, à ce jour, cette écriture musicale est comparable à du chinois pour moi ."

Entre temps, nos deux artistes continuent à écumer les " isuyas " et autres " isriren " - places où ont lieu les fêtes villageoises- de leurs régions respectives connues par la richesse incommensurable de leur héritage musical : ahwach, taskiwin, ahyyad, tahwwarit, ignawen… Avec une écoute appliquée des groupes modernes : Izenzaren, Archach, Oudaden, Osman, etc ; et, des Rways dont bien évidemment les plus grands : Said Achtouk, Mohamed Albensir, Omar Wahrouch, Mohamed Amentag, ben Ihya Ou tznaght...

Fusion

Comme nous pouvons le remarquer, nos deux artistes ont grandi dans un milieu où la fusion des genres musicaux amazighs est de rigueur. De là, on peut expliquer cette quête continuelle de l’éclectisme qui ne manque pas d’originalité. À titre d’exemple, l’utilisation du luth. À ma connaissance, c’est la première fois que cet instrument serve dans l’expression des rythmes amazighs du Sud du Maroc. Le résultat à été tout simplement épatant.

" La musique est universelle, même si je sais que certains ne seraient pas contents que je l’utilise sous prétexte que le luth est un instrument arabe ; à mon avis, il ne faut pas fermer l’horizon de l’amazighité. Il faut l’ouvrir sur les autres cultures si cela va lui apporter davantage de richesses. Le luth est un instrument délicat qui demande beaucoup de pratique. Et je pense que son intégration aux rythmes amazighs a donné quelque chose d’original ", nous assure Fattah qui croit dur comme fer à l’ " inter culturalité " qui, prononcé avec un fort accent américain, revient comme leitmotiv dans ses propos.

Il faut reconnaître que Fattah est un multinstrumentiste doué ; en plus de la percussion, du banjo, du luth, du lotar, il manie brillamment le rribab, cet instrument ô combien amazigh. D’ailleurs, il est probable qu’il soit utilisé dans leur prochain album. On attend donc impatiemment le résultat.

La première expérience musicale de nos artistes a été avec des musiciens ou des groupes non moins connus. Dans le cas de Mohamed, cela a été avec le grand Mellal. " J’ai participé à l’enregistrement de son premier album ", dit-il. Quant à Fattah, cela a été avec Tilila, un groupe très célèbre dans le Souss et sa région pendant les années 80 et 90.

Effervescence amazighe

Le bac en poche, nos deux artistes débarquent à Marrakech pour s’inscrire dans le département de littérature anglaise à l’Université de Qadi Ayyad. C’est là qu’ils se sont connus grâce au cousin de Fattah, Bouhcine qui n’est que le chanteur vedette du groupe Tilila. Et depuis, c’est la grande amitié. Elle en a découlé, musicalement parlant, la naissance d’un groupe qui était très connu à Marrakech et sa région, Imdayazen. Cette formation a enregistré plusieurs albums qui tournent tous autour des thèmes chers au mouvement culturel amazigh (MCA) : identité, démocratie, universalité…. D’ailleurs, nos artistes reconnaissent très fièrement qu’ils sont redevables au mouvement amazigh. Ils se considèrent même comme ses purs produits. Il suffit d’écouter un laps de temps les compositions d’AZA pour s’en rendre compte.

Quant à leur avis sur la nouvelle vague de la musique amazighe représentée par Yuba, Agizul, Masnissa, Tafsut, Mellal…, les membres d’Aza " trouvent que c’est une très bonne chose de moderniser la musique amazighe. Mais il faut que les paroles soient accessibles. La complexité et les formules absconses sont tout simplement à proscrire surtout en ce moment où le mouvement amazigh a besoin de s’implanter dans les masses. Il faut parler le langage de la simplicité pour que notre message soit audible".

À nous l’Amérique !

Licencié de l’Université Qadi Ayyad, et devant les horizons bouchés, Mohamed a été le premier à émigrer en 1988. Destination les États-Unis. Au bout de trois ans, c’est le retour à la case départ, à savoir le Maroc. Mais au bout d’une année, c’est le retour une fois de plus aux États-Unis avec son ami de toujours, Fattah. Là, ils s’installent sur la côte Ouest, et plus précisément à Santa Cruz en Californie.

C’est là que l’idée de fonder un groupe amazigh a germé dans leurs esprits. Ce qui n’a pas tardé à se concrétiser avec la fondation du groupe Aza, un nom ô combien symbolique, qui a produit un premier album qui a été un succès tellement qu’il était original. Un deuxième est sur la route. Espérons qu’il soit comme le premier et même mieux !

Et cerise sur le gâteau Aza a pu, grâce à sa persévérance, décrocher une bourse du Conseil culturel de la ville de Santa Cruz pour organiser un festival amazigh avec la participation de l’infatigable anthropologue Hélène Hagan et du kabyle Moh Alilèche. Un festival qui a d’ailleurs eu lieu. Les échos que nous en avons sont très positifs. Une deuxième édition a toutes les chances d’avoir lieu l’année prochaine.

En outre, le groupe est en contact avec le seul Marocain qui travaille à la NASA, Kamal Al-Ouadghiri, qui, semble-t-il, est un amoureux de la culture amazighe; et cela afin d’organiser une autre manifestation culturelle à l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA).

Quant au Maroc, à ce jour, Aza n’a reçu aucune invitation pour participer à la multitude de festivals qui s’y déroulent chaque année. D’ailleurs, ce serait une bonne idée si les responsables de Timitar pensent à lui. Car il le mérite amplement, vu la qualité indiscutable de sa musique. Mais comme l’a si bien exprimé Fattah sous forme d’un adage bien de chez nous : " ahwach n tmazirt ur a isshdar " ( la musique de chez nous ne fait pas danser). Mais l’espoir est permis.

En tout cas, le groupe Aza étudiera minutieusement toute proposition sérieuse en vue de participer à n’importe quelle manifestation musicale et même, pourquoi pas, faire une tournée au Maroc et en Europe. Pour le contacter, il faut juste se connecter sur son site Internet : http://www.azamusic.net

Ils vont probablement chanter ses paroles dans leur prochain album qu’ils ont bien voulu nous interpréter a cappella :

Ddan-d irumiyen gin agh d ibarbaren
Ddun-d waàraben fkin agh idurar
IfD n tikkal a nsella iw awal a-n
Izd a nalla, ar nsmummiy, ar nettals i tilli zrinin
Ngwin iw aTTan negh
Gelb at awa gh ixf nek, a tmDaram
Ikka-d uhlaD aguns n tgmmi lli darngh
Kullu wan-d igan amaynu nazzl sis
NDer-n, nettu agayyu negh, neskr gis u darngh
Lsagh, ar nsawal, ar nswingim zund nettan
Yak Ibn tumert iga nit u darnegh,
Ura yak Ibn Yassin iga nit u darnegh
Ma yyi iga, ma-d agh isker, ma yyi-d ifl
Is ghad lkemn is nakeren iZuran
ITfar ixsan aylligh gisen skern izakren