samedi, mai 22, 2010

L'identité, l'histoire et l'État national

C'est vraiment rare que je fasse cela : traduire un texte pour le poster sur mon blog. Je pense que le texte que vous allez lire le mérite amplement. Il le vaut bien, comme le dit une fameuse publicité. Il est écrit par Ahmed Aassid. En quelques paragraphes, il a réussi à démonter, courageusement, pas mal d'idées reçues. Des idées qui sont encore utilisées à souhait pour légitimer le pouvoir politique et pour donner à certains des intérêts économiques exorbitants. Tout cela dans un Maroc encore ravagé par le sous-développement sur tous les niveaux. La réaction d'un scribouillard bien connu par son amazighophobie, Moustapha El Alaoui, (http://www.marayapress.net/index.php?act=press&id=2870) en dit long sur le malaise causé par le très courageux article de Aasid. Par ailleurs, pour lire son texte originel, cliquez sur ce lien : http://www.amazighworld.org/arabic/news/index_show.php?id=918

L’identité, l’histoire et l’État national

(Aux divers gardiens du vieux temple)

La couverture non professionnelle et carrément tendancieuse, publiée sur la première page du journal d’Al-Ittihad Al-Ichtiraki, de ma conférence donnée lors d’une manifestation culturelle à la faculté des lettres de Casablanca, a suscité des réactions positives mais aussi négatives. Mais la pire de toutes est incontestablement celle de Moustapha El Alaoui, le directeur de l’hebdomadaire d’Al-Ousbouà.

Je rappelle, pour mettre les choses dans leur réel contexte, que le thème de ma communication a été l’identité en rapport avec l’histoire. Il faut savoir que l’identité n’est nullement une donnée brute, mais une pure construction. Pour corroborer mes propos, j’ai évoqué les identités de nombreux États nationaux. En fait, elles sont toutes construites par voie de sélection. Ni plus ni moins.

Pour ce faire, des paramètres ont été choisis parce qu’ils répondent aux besoins politiques du moment et aux intérêts des classes dominantes. D’autres ont moins de chances : ou bien ils sont retouchés pour qu’ils cadrent avec l’idéologie officielle, ou bien ils sont purement et simplement exclus. Car, aux yeux des dominants, ils les desservent plus qu’autre chose.

J’en veux pour preuve le cas de l’amazighité au lendemain de l’indépendance qui a été totalement mise de côté pour laisser place au fameux triptyque (l’arabité, l’Islam et la dimension andalouse) et ainsi devenir l’identité officielle de l’État marocain ; la grande publicité faite au slogan de l’unité du peuple et du trône ; la réduction de l’histoire du Maroc à seulement... 12 petits siècles ; le symbolisme entourant le culte des mausolées, comme c’est le cas de ceux de Driss I et son fils , et leur exploitation à des fins éminemment politiques ; la place prépondérante, pour ne pas dire envahissante, prise par la musique andalouse dans le paysage culturel du pays ; l’origine turque du fez rouge et la manière avec laquelle il est devenu partie prenante de l’habit officiel du Maroc après avoir totalement disparu au Moyen-Orient et dans les pays d’influence ottomane.

En posant des questions et en revisitant l’histoire, mon seul et unique but est que les élèves comprennent un point : la légitimité politique ne se fonde nullement sur une narration particulière de l’histoire, gardée jalousement, et sur une mise de lignes rouges un peu partout pour empêcher toute possibilité d’explication et d’interprétation. Elle se base plutôt, à mon point de vue, sur leur renforcement de la construction démocratique qui libère l’histoire des mains du pouvoir pour en faire un objet d’étude loin de toute subjectivité et des intérêts politiques contingents.

Si jamais ces dernières conditions se concrétisent, le pouvoir se trouvera poussé à se débarrasser des mythes et des traditions archaïques, et la raison renouera avec la liberté et prendra toute sa place en ouvrant grande ouverte les portes du savoir et de la création. Ainsi, l’on pourra aisément décortiquer et expliquer les logiques de la tyrannie pour mieux la combattre ; sur le plan social, réaliser l’égalité des chances, basée uniquement sur la citoyenneté sans aucune distinction entre un noble et un roturier ; sur le plan culturel, créer une homogénéité nationale par le biais du sentiment d’appartenance à la citoyenneté marocaine avec toutes ses composantes et sans discrimination aucune ; au niveau économique, rendre possible une distribution équitable des richesses nationales et rendre justice aux régions lésées pour cause de jacobinisme excessif.

En réalité, la question identitaire est inhérente à tous les maux de la société marocaine d’aujourd’hui. Cependant, les gardiens du temple- surtout les tenants des arbres généalogiques vieillots- ne veulent absolument discuter cette problématique dans la mesure où la situation actuelle favorise énormément leurs intérêts.

Pour démontrer la véracité de nos propos, des documents historiques de grande importance seront publiés incessamment. Mais, pour dépasser le tohu-bohu actuel provoqué par des agitateurs qui ne maîtrisent que l’art de l’intimidation et de la menace, je vous propose déjà quelques éléments de notre sujet que des historiens passés et actuels ont déjà eu à étudier.

Pour le commencent de l’histoire du Maroc il y a 12 siècles, c’est-à-dire avec la venue de Driss I, toutes les références historiques en notre dispositions disent complètement le contraire. Citons, par exemple, Al-Bakri dans ses Al-Mamalik wa Al-Masalik, Ibn Âoudari dans son Al-Bayan, Ibn Abi Zarâ dans son Al-Qertas, Ibn Al-Khatib dans Aâmal al-Aâlam et Ibn Khaldoun dans Al-Âibar ! Pour tous ces historiens, les Idrissidens n’ont absolument pas fondé l’État marocain. En fait, ils avaient juste mis sur place une minuscule principauté parmi tant d’autres qui existaient au Maroc à cette époque-là.

Driss I n’a eu l’allégeance des populations amazighes de Walili qu’en 789 de notre ère, alors que la première principauté marocaine ayant déclaré son indépendance par rapport à l’Orient arabe est celle des Beni Medrar dans le Sud-Est marocain. Pour vous donner une idée de son ancienneté : leur capitale, Sijilmassa, a été fondée déjà en ... 757 de notre ère. Pas très loin de là, en Algérie actuelle, Abderrahman Ben Roustoum a été désigné grand imam de sa principauté dont la capitale est Tihert (Tiaret) bien avant l’escapade au Maroc d’un quelconque Driss ben Abdellah.

Dans le Nord du Maroc, la principauté salhide a toujours existé parallèlement aux Idrissides. Elle a duré jusqu’au 11e siècle. Sur la côte atlantique, les Bourghouata n’ont jamais été dérangés par personne. Pire, les Idrissides n’ont jamais pu mordre sur leurs plates-bandes. Cela étant dit, la première dynastie musulmane, au sens vraie du terme, est les Almoravides. Elle été capable d’éliminer toutes ces minuscules principautés pour fonder réellement l’État marocain.

Mais la question qui se pose avec insistance, pourquoi les officiels actuels du Maroc ont-ils fait le choix des Idrissides et non des Almoravides ? Pour la simple raison que Driss I est un Arabe qouraïchite. Son symoblisme pour les Alaouites- arabes eux-mêmes- n’échappe à personne. Car il démontre l’ancienneté de la présence arabe au Maroc. L’enjeu est bien naturellement la question de la légitimité historique dont les éléments constitutifs sont plus inventés qu’autre chose. Leur authenticité est, par voie de conséquence, loin d’être une réalité historique.

Ajoutons que l’autorité des Idrissides n’a été effective sur leur territoire que durant 31 ans (5 ans pour Driss I et 26 ans pour Driss II). Pour leur progéniture, l’histoire n’a absolument rien retenu d’elle sauf ses éternelles disputes pour s’approprier des parts du territoire. Pire, affaiblis par leurs dissensions internes et menacés de toutes parts par les tribus amazighes voisines, les Idrissides se sont repliés sur la ville de Fès et ses alentours pour une durée d’un siècle. Le coup de grâce est finalement venu avec l’apparition des Almoravides qui les ont poussés à quitter à Fès et à se disperser un peu partout en Afrique du Nord.

Quant à l’allégeance faites par les tribus amazighes, le récit qui en a été officiellement ressemble plus un conte pour enfant qu’autre chose. Pour échapper à un assassinat plus que sûr, Driss I est arrivé au Maroc en grand sauveur. Si celui-ci est considéré comme un homme quasiment mythique, les Amazighs, eux, sont décrits comme de parfaits idiots qui n’attendaient qu’un homme providentiel pour résoudre le vide politique où ils pataugeaient.

En fait, les choses ne sont pas si simples que cela. L’histoire parle de contacts entre les Alaouites et les Amazighs parce qu’ils s’opposaient au pouvoir des Abbassides. D’autant plus que Driss I ne se serait jamais aventuré au Maroc si son frère Mohamed ne lui avait pas préparé le terrain, sachant que les Amazighs sont d’irréductibles opposants au pouvoir central abbasside. J’en en veux pour preuve le rôle déterminant de coordinateur jouée par Rachid d’Aouraba, qui avait une dévotion particulière pour la famille du prophète.

Cependant, ce n’est qu’après le décès de Driss I que l’on saura que le genre d’accord entre celui-ci les élites d’Aouraba où tout le monde est gagnant. Il s’agissait ni plus ni moins que d’une véritable transaction politique. En fait, les chefs d’Aouraba avaient des prétentions purement politiques de domination. Pour arriver leur fin, il a été décidé d’user du prestige de l’origine prophétique de Driss I et la puissance militaire des Amazighs d’Aouraba. D’ailleurs, une fois cet accord rompu par Driss II, qui s’est appuyé essentiellement sur l’élément arabe, le destin des Idrissides est définitivement scellé. Ils disparaîtront, par la suite, sur les coups de boutoir de Moussa Ben Abi Al-Âafiya.

Pour ce qui est des mausolées, c’est la même histoire qui se répète. Les historiens savent tous que la tombe de Driss I n’a été découverte qu’en 1318, 525 ans après sa mort (il est décédé en 793). De même que la tombe de Driss II qui n’a été découverte elle aussi qu’en 1437, soit 609 ans après son décès (il est mort en 828). En fait, cette récupération de la symbolique des mausolées des cherfas idrissides répond encore une fois à un besoin politique. Il sert à s’opposer au mahdisme qui est encouragé par les Hafsides, aux rébellions des tribus amazighes jalouses de leurs traditions ancestrales et à l’autorité des zawiyas qui deviennent de plus en plus forte.

Mais comment les tombes ont-elles été trouvées ? Si anecdotique que cela puisse être, c’était par le biais d’un rêve d’un descendant des Idrissides pendant la période des Mérinides. Mais les choses deviennent plus claires, lorsqu’on sait que par la suite un autre Idrisside s’est proclamé roi à la tombe de Driss II. En fait, les mausolées idrissides répondent à des besoins politiques immédiats. Il fallait donc les trouver. Pas n’importe quel moyen. Mais lorsqu’on sait que les techniques modernes d’identification des corps n’étaient pas encore disponibles à l’époque, il faut donc en conclure les enseignements qui s’imposent.

Pour la dynastie alaouite, les mausolées idrissides ont servi aussi. Il faut savoir que juste après son intronisation, le nouveau roi effectue immédiatement une visite à la tombe Moulay Driss. Car sa symbolique est très forte dans la mesure où le passé est relié au présent. Bien plus, pendant le protectorat, lors de la maladie du Général Lyautey, quelques notables et quelques religieux de Fès sont venus lui rendre visite avec un tas de bougies ramenées de la tombe de Moulay Driss. Ils lui ont même récité le fameux « llatif » lorsqu’ils étaient à son chevet. Comme quoi la baraka de Moulay Driss n’atteint pas les musulmans, mais les chrétiens aussi. (Cf. Didier Madras, Dans l’ombre du Maréchal Lyautey, 1953, p. 81)

Que les choses soient claires, le but du rappel de tous ces faits, qui se trouvent dans beaucoup de livres pour ceux qui veulent en savoir plus, n’est pas de remettre en question les généalogique de certains, mais de connaître l’histoire avec un véritable raisonnement historique. Parce que l’on ne pourra jamais avancer si l’on utilise continuellement l’héritage pour retourner systématiquement en arrière.

Quant au fez turc et à la musique andalouse qui deviennent des emblèmes nationaux, il ne s’agit, en fait, que d’une sélection des autorités. Mais le problème c’est que ni l’un ni l’autre ne sont véritablement marocains. Si le premier est incontestablement turc, le deuxième, à savoir la musique andalouse, n’a été ramené que lorsque les Arabo-Andalous ont trouvé refuge dans les pays des Berbères, comme le Maroc est désigné par les historiens de l’époque. À rappeler que pendant des décennies la musique andalouse a monopolisé outrageusement les médias nationaux au détriment des autres musiques réellement marocaines et plus proches des gens. Une preuve, encore une fois, de la violence symbolique faite à tous les Marocains des années durant.

Pour conclure, le Maroc vit actuellement un débat public où aucun sujet n’est tabou. Ses forces vives doivent impérativement s’armer de beaucoup de courage pour enraciner dans la société les valeurs de la pensée démocratique moderne, basée sur la rationalité et la liberté. Et ce, dans le but de bien saisir le passé et s’en distancer afin qu’il ne devienne avec toutes ses déficiences habituelles notre devenir.

Ahmed Aasid