mercredi, novembre 28, 2007

Iguidar ou les hérauts de "tazgna"

Écoutez Iguidar- les aigles en amazigh- un tantinet soit peu, et vous aurez, illico presto, non seulement la conviction que vous avez affaire à un vrai poids lourd de la musique, mais aussi à une troupe pourvue d’une forte personnalité. C’est-à-dire qu’elle a ce quelque chose difficilement définissable qui fait la différence. Iguidar c’est aussi et surtout un style sui generis, facilement décelable, inspiré essentiellement par un genre poético-chorégraphique spécial mais ô combien riche en couleurs et en rythmes, les Ignawen. Résultat des multiples rencontres, pas toujours heureuses, entre les deux versants de notre continent africain.

Mais majestueux qu’ils sont, Iguidar (l’aigle n’est-il pas majestueux?) n’en ont jamais fait une fixation. Ils n’en ont même pas cure pour tout vous dire. Leur seul et unique but, c’est de relever le défi de la célébration poético-musicale de l’amazighité, de leur amazighité. Un pari qu’ils ont d’ailleurs réussi. Merveilleusement bien. De l’aveu même des connaisseurs de la musique soussie. Avec en plus cette capacité, pas toujours évidente, de mettre le feu à la scène, à toutes les scènes. De fait, avec eux, l’ennui n’est jamais présent, toujours absent. Sans vouloir faire dans le cliché facile : il faut les voir pour les croire.

Pour autant, Iguidar, hélas, ne sont pas aussi connus qu’Izenzaren. Dont ils doivent se considérer, normalement naturellement, comme les dignes successeurs. Et cela sans jamais succomber à leur imitation béate ou aveugle. En fait, ils ont toujours fait dans la création pure. Mais, comme on le sait tous, la vie n’est pas toujours juste. Lors de leur passage à la télévision marocaine, le bassiste du groupe, le très talentueux Brahim Irouf, le rappelle à qui veut l’entendre : « Je trouve terriblement injuste qu’Iguidar ne soient pas assez connus et reconnus. » Pour ma part, il a tout à fait raison de lancer son coup de gueule. Il faut savoir que, en trois décennies, lui et ses compères ont énormément apporté à la chanson amazighe. Que ce soit au niveau des rythmes, des paroles, des voix... Enfin tout. À l’en croire, leur quintette n’a jamais eu «le coup de pouce » qui change le cours d’une vie ou d’une carrière vers des horizons plus prometteurs. Dommage !

Dcheira encore et toujours !

Issus pratiquement tous de Dcheira, cette pépinière bien connue de talents qui a plus que donné à la musique amazighe traditionnelle et moderne, les membres de la formation sont actuellement au nombre de cinq : Brahim Irouf, Lahoucine Hamidi, Mohamed Oubella, le nouveau membre Rédouane, un ancien respectivement d’Iâchaqen et de Nass El Ghiwan, et bien évidemment le fondateur du groupe Smail Semlali. D’ailleurs, quel personnage haut en couleur est celui-ci ! Jugeons-en : naissance à Casablanca, retour dans le Souss, infatigable fondateur de troupes musicales comme Iqqendaren devenus Imariren en 1976, Lmjadil en 1977 et Indouzal en 1978. Mais de cette frénésie créatrice seuls Lmjadil ont pu survivre et pas pour longtemps. Malheureusement. Car le décès de l’un de leurs éléments les plus doués, moustapha Oufkir, a été vécu comme un traumatisme personnel. Ils ont été terriblement affectés. En fait, le cœur n’y était plus. Il fallait lâcher la musique.

C’est l’éclipse totale jusqu’en 1984. Là, Lmjadil ont ressuscité, mais sous un autre nom : Iguidar. Grâce à la volonté de Smail et au coup de main salutaire d’un magicien du verbe et de la rime, Abderrahman Agwad. Réunissant des musiciens chevronnés venus tous de troupes qui ont marqué les années 70 comme Iâzray, Lajhad, Timitar…, c’est le départ sur les chapeaux de roue. Et c’est le cas de le dire. Iguidar ont ainsi produit leur premier opus justement en 1984. Et ce pour marquer leur territoire sur une scène artistique difficile, surchargée, qui a déjà commencé sa mue avec l’apparition de nouvelles tendances musicales plus occidentalisées. Il faut donc se distinguer. Impérativement. D’où le style on ne peut particulier qui leur est propre. Et ça plaît. Beaucoup même. Avec, en plus, un jeu très complexe et des textes extrêmement bien écrits. Nul besoin de chanter les sujets rebattus. Que l’on soit percutants, tel est leur philosophie.

Depuis le temps que j’en parle, qu’est-ce qu’il peut bien avoir de particulier leur style ? Pour nous en parler, il n’y a pas mieux que leur leader, Smail Semlali : « Notre style, et comme vous pouvez le constater, est quelque peu différent de celui d’Izenzaren. Ainsi, nous nous sommes d’ailleurs évertués à lui trouver une désignation convenable. Après moult recherches, nous avons retenu « tazgna ». Ce terme exprime en effet le mieux le genre de notre musique, un savant mélange entre le style tazenzart et le style d’ignawem

Sombreur rythmée

La condition sine qua non de la réussite d’un groupe musical, en plus naturellement du talent, c’est une certaine constance. C’est peut-être cela qui a fait défaut à Iguidar pour qu’ils ne soient pas reconnus à leur juste valeur. Car ils ont eu quand même un trou de dix ans où ils n’ont presque rien produit. Et dix ans ne sont jamais rien dans une carrière musicale. Mais pourquoi ce décrochage plus que malheureux ? Parce que leur poète attitré A. Agwad est parti s’installer en France. « Cette rupture est due surtout à son absence. Pour notre formation il était plus qu’un parolier, on le considérait et on le considère toujours comme notre père spirituel. Il faut savoir qu’il a même composé quelques chansons telles Dlali dlali … », regrette amèrement Smail Semlali.

Par ailleurs, si Izenzaren ont fait connaître aux aficionados amazigh l’engagement, Iguidar- c’est là qu’ils ont magnifiquement brillé- l’ont mis au centre de leur travail musical, en ont fait même une manière d’être. En fait, sans vouloir exagérer, ils lui ont donné son véritable sens, ses lettres de noblesses. Bref, ils l’ont porté à son faîte. Mieux encore, Iguidar ne sont pas qu’engagés, ils se sont carrément embarqués pour paraphraser un certain Albert Camus. Embarqués dans quoi ? Dans la défense de l’Amazigh, de sa terre et de sa culture. Les sujets que les deux pôles d’Izenzaren (Chamkh et Iggout) n’ont fait que survoler. Et même lorsqu’ils les ont évoqués, ils sont restés plus qu’ambigus, Iguidar, eux, s’y sont attardés. Les ont creusés davantage. Pour les « faire parler » et dire les choses clairement et franchement. Exit l’autocensure ! Et le résultat est plus que remarquable. Les titres de leurs cinq albums (abenkal, inmuttar, terza ttaàt, amhdar et tamazight) peuvent déjà vous en donner une petite idée.

Il faut savoir qu’ils étaient les premiers, et c’est vraiment à leur honneur, à chanter les malheurs de l’étudiant confronté à la misère, à la mal-vie et aux horizons bouchés. L’identité amazighe, menacée d’une mort quasi subite, n’a pas été non plus omise. Ils l’ont célébrée comme pas un. Ils l’ont portée au firmament. Il n’y a que le très connu Archach qui peut leur faire concurrence. Si l’on reste dans le même style de musique. Et encore ! Il faut dire qu’ils ont la chance d’avoir à leur service de terribles paroliers de la scène amazighe, Agwad et Hanafi. Ceux-là mêmes qui ont écrit les plus belles chansons des irréductibles Izenzaren et même des pionniers Lakdam surtout pour ce dernier. Tout cela sans succomber aux rythmes tristes malgré la gravité des sujets abordés. Ils ont toujours tenu à extrêmement les travailler. Joyeusement. À la perfection. Comme des ciseleurs façonnant pour l’éternité des œuvres de collection. D’ailleurs, à chaque fois que j’ai eu l’occasion d’assister à leur concert, le public n’hésite jamais de danser. Hystériquement parfois. Il faut dire que leurs compositions dégagent quelque chose qui titille non seulement le corps mais aussi l’âme. Leurs mélodies sont fondamentalement spirituelles.

En fait, il ne peut pas en être autrement. Il faut savoir que nous avons affaire à des as de la musique amazighe : leur jeu extrêmement élaboré au banjo, leur maniement terriblement original de la percussion (tam-tam), leur utilisation judicieuse de la basse (agmbri) et même des castagnettes traditionnelles ( tiqarqawin) la présence lumineusement olympienne d’un Smail Semlali armé de son « allun » ne peuvent être qu’un mariage fécond. Exubérant. Jubilatoire même. Mais dont les chants nous renvoient sans ménagement à notre triste réalité, celle d’un peuple en quête désespérée de reconnaissance. Il est tout simplement regrettable qu’autant de talents n’aient pas l’occasion de s’exprimer. D’ailleurs, la seule fois, à ma connaissance, qu’ils ont été évoqués dans les médias marocains c’était dans le cadre du très minusculissime JT amazigh de 2M. À part cela, c’est le désert du Kalahari. Les causes ? Ils sont fiévreusement fiers de leur identité, ils « déflolklorisent » courageusement leur culture, ils produisent aussi et surtout une chanson amazighe de qualité. Au fait, ils font tout ce qui peut leur fermer les portes, toutes les portes.

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Pour ceux qui ne connaissent pas ce groupe, ils peuvent cliquer sur ce lien pour voir ce dont il est capable. Même si le son n'est pas vraiment terrible :)

http://fr.youtube.com/watch?v=VsUwfo_iboM