mardi, octobre 10, 2006

Triste semaine pour les journalistes

Ce que l’on craignait est enfin arrivé. Anna Politkovskaïa, l’une des plus célèbres journalistes russes, est tombée, dimanche dernier, sous les balles assassines de ses ennemis que l’on sait très nombreux. Tellement cette dame frêle, mais ô combien courageuse !, dérangeait par sa plume des milieux on ne peut plus puissants. Pourvue d’une langue bien "pendue " et une plume acerbe, elle ne s’embarrasse jamais de critiquer, d’une manière frontale, l’homme le plus puissant de Russie, Poutine, et la politique pour le moins meurtrière qu’il mène tambour battant en Tchéchénie.

Rentrant tranquillement chez elle ses courses à la main, ses tueurs l’ont liquidée, dans l’ascenseur de son immeuble, froidement, et d’une manière "professionnelle ", selon les propres termes de la police moscovite. Il faut dire qu’elle était régulièrement menacée. Elle ne le savait que trop bien. Elle a d’ailleurs été victime en 2004 d’une tentative d’empoisonnement dans l’avion qui la menait pour couvrir la fameuse tuerie de Beslan. Mais elle s’en est sortie, miraculeusement.

Enivré par les recettes astronomiques du pétrole, le président Poutine a les coudées franches et surtout des moyens immenses pour continuer d’asseoir une véritable autocratie en Russie. Après avoir fait taire tous les nouveaux riches, soupçonnés d’avoir des velléités démocratiques, et qui auraient pu, le cas échéant, lui faire de l’ombre, il s’est attaqué à la presse avec une violence inouïe. Il n’hésite pas à employer la manière la plus radicale. Il ne recule devant rien. Tous ceux qui peuvent lui poser problème sont tués. On compte d’ailleurs, selon le Comité de protection des journalistes, organisme basé à New York, 42 assassinats non élucidés de journalistes en Russie, plaçant ainsi ce pays sur le podium des pays les plus dangereux au monde après l’Irak et l’Algérie.

Pour autant, le tollé quasiment planétaire provoqué par le meurtre de Poltkovskaïa a probablement mis le maître du Kremlin dans l’embarras. Après un silence très révélateur, il a enfin brisé le silence pour promettre de faire une enquête pour confondre le criminel ou les criminels. Mais personne n’y croit réellement. Surtout la Novaïa Gazeta, le magazine où travaillait Anna Politkovskaïa. Elle a d’ores et déjà offert 1 million de dollars à toute personne à même d’aider à faire la lumière sur cette triste affaire. C’est vous dire à quel point elle fait confiance à la justice russe.

La deuxième triste nouvelle est le décès dans des conditions pas tellement claires du talentueux journaliste africain et le correspondant attitré de Radio France Internationale au Cameroun, David Ndachi Tagne. Pour ceux qui écoutaient, régulièrement, cette célèbre station, ils ne pouvaient tout simplement ne pas le connaître. Tellement ces reportages sont toujours extrêmement bien faits et très enrichissants.

Il faut dire que ce professionnel hors pair est une tête bien faite. En fait, il est titulaire d’un doctorat en littérature africaine et a même publié nombre d’ouvrages savants à ce sujet. D’autant plus que sa longue carrière journalistique, commencée en 1979, a fait de lui un homme d’expérience très respectée par ses pairs et ses auditeurs. Ce que confirme amplement cette phrase qu’on peut lire sur le site Internet de RFI : "David Ndachi Tagne, c'était l'honnête homme, un grand journaliste, une voix, une présence qui s'imposait tout naturellement. "

La dernière nouvelle tout aussi triste, mais un peu moins grave, parce qu’il ne s’agit pas, heureusement, de mort d’homme, concerne le correspondant du quotidien français le Figaro en Algérie, Arezki Aït Larbi. En allant retirer son passeport, il a été informé que son document a été bloqué par la police pour une étrange affaire de diffamation qui remonte à très loin, en 1997 plus exactement. Manque de bol, il apprend, complètement abasourdi, coup sur coup, qu’un mandat d’amener a été lancé contre lui et qu’il a même été condamné par défaut à une peine de 6 mois. Tout cela sans qu’il en sache absolument rien.

Ce qui a fait dire à l’intéressé, plus que désabusé, que "tant de coïncidences ne sauraient relever d’un simple dysfonctionnement bureaucratique, mais elles sont liées à la volonté des autorités de lui refuser son accréditation en tant que correspondant d’un quotidien étranger et aux pressions récurrentes visant à l’empêcher d’exercer son métier ".

Décidément les journalistes algériens ne sont pas au bout de leur peine. Après la décennie noire où plusieurs dizaines des leurs sont morts sous les balles de terroristes de tout poil, voilà que le régime, requinqué lui aussi par les recettes du pétrole, s’y met aussi en réprimant à tout bout de champ. D’ailleurs l’une de ces victimes les plus connues n’est autre que le directeur du défunt quotidien Le Matin, Mohamed Benichou, qui a passé deux ans en prison. Son seul et unique crime, il a écrit un livre sur le président algérien, A. Bouteflika.

Comme on peut le constater, ce qui relève de la norme dans les pays démocratiques est loin d’être le cas sous d’autres cieux. Comme quoi la lutte pour la liberté de la presse et la démocratie doit être permanente et sans relâche. Car beaucoup de régimes autoritaires n’attendent que la moindre petite occasion pour condamner illico presto les rares espaces de libertés que les démocrates ont acquis de haute lutte. À nous de les soutenir, en en parlant par exemple !

lundi, octobre 09, 2006

Libération : un grand journal à vau-l’eau

Depuis le lancement de son premier numéro sous forme de quatre pages le 18 avril 1973, Libération (appelé Libé familièrement par ses lecteurs)a connu des hauts et surtout des bas. La première grande crise de ce journal estampillé à gauche, voire extrême gauche, date de 1981. Paradoxalement, l’année même où la gauche politique, dirigée par le très charismatique François Mitterand, avait le vent en poupe en accédant, dans l’euphorie quasi générale, au pouvoir en France pour la première fois depuis l’avènement de la 5e république en 1958.

À ce moment-là, les difficultés sont telles que le titre Libération a même été obligé d’arrêter sa parution et ne reparaît que quelques mois plus tard. Bien que l’on ne ménage rien pour assurer la pérennité du quotidien, des crises récurrentes, plus ou moins graves, allaient le secouer. Mais à chaque fois il s’en est sorti, parfois miraculeusement, non sans quelques dégâts collatéraux. Loin de rester les bras croisés, tout a été pratiquement essayé de l’aveu même de son ex-indéboulonnable et non moins talentueux directeur Serge July. Mais en vain.

" Libération n’est pas une société financièrement dépensière, explique Serge July, celui-là même qui n’est déjà plus son sempiternel patron parce que poussé à la porte par Édouard de Rotshild, le désormais homme fort de l’entreprise et son actionnaire de référence. Nous avons fait beaucoup de plans d’économies, utilisant toutes les techniques : les réductions d’effectifs, l’externalisation d’un certain nombre d’activités, le plafonnement des augmentations de salaires, quand elles ne sont pas tout simplement bloquées, le blocage des embauches, le contrôle sévère de nos coûts, la mise en concurrence de nos prestataires... "

Aujourd’hui, avec ses 142 000 ventes chaque jour, ses 900 000 lecteurs et ses 200 000 internautes quotidiens, Libération est l’un des plus importants quotidiens français -et de loin, je le reconnais volontiers, mon préféré. Malgré cela, sa survie n’est pas pour autant assurée. Après moult concessions idéologiques douloureuse et autant de tentatives plus ou moins originales pour le relancer, il semble que la nième crise dans laquelle il se débat présentement, risque de l’emporter, définitivement ou du moins le changer, radicalement, à telle enseigne qu’il serait, peut-être, méconnaissable. Ce qui serait vraiment dommage !

Fin d’une époque

Mais, objectivement, comment en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que l’époque et les gens ont radicalement changé. L’on est à la fin d’une époque et le début d’une autre. La révolution numérique qui a cours sous nos yeux a pratiquement tout chamboulé. Les vieux schémas de l’industrie médiatique ne sont tout simplement plus opérants. Les journaux gratuits et le règne de la gratuité sur Internet y sont pour beaucoup. La crise est profonde, totale et structurelle. Pratiquement toute la presse écrite et pas seulement Libération souffre, terriblement. Beaucoup de titres y ont laissé des plumes, et même certains ont mis, définitivement, la clé sous la porte. " Il est remarquable, fait savoir encore une fois Serge July, que tous les médias généralistes d’informations baissent depuis des années : la presse quotidienne payante évidemment, mais aussi les radios (2 millions d’auditeurs en trois ans) et même la télévision. "

Dans ce contexte, la publicité, l’une des sources de financement les plus importantes de la presse, ne suit plus, ne peut plus suivre. Ce qui est tout à fait logique. Pire, les coûts viennent s’emmêler. Ils n’ont cesse d’augmenter. Ce qui a naturellement empiré, dramatiquement, les choses. Même si c’est le cas partout dans le monde, en France, la situation est on ne peut plus grave. Et ce pour des raisons propres à ce pays. " (La crise) est plus aiguë en France, en raison de particularités héritées de l'histoire : les coûts de fabrication, d'impression, de transport et de distribution y sont plus élevés, et les marchands de journaux de plus en plus rares (l'année dernière, plus de 400 points de vente ont fermé) ", pourrait-on lire sur une lettre explicative du personnel publiée dans le journal.

Il n’y a pas que cela, le lectorat aussi a complètement changé parce que son mode de vie s’est radicalement métamorphosé. Par conséquent, il ne lit plus autant qu’auparavant. En fait, il y a une véritable crise de lecture dans ce pays de culture, la France. Le nombre de lecteurs s’est réduit comme peau de chagrin. La désaffection a suivi une courbe dangereusement descendante. " Il existait 28 quotidiens nationaux en 1946. Ils se vendaient à plus de 6 millions d'exemplaires chaque jour. Aujourd'hui, il en reste 11 (dont 7 généralistes), qui ne diffusent plus que 2 millions d'exemplaires ", lit-on sur un papier collectif publié sur les colonnes de Libération.

Ajoutons à cela que le lecteur n’a plus envie de lire ou il n’en a plus le temps. D’autant plus qu’il est surinformé. L’information est présente à tous les coins de rue, pourrait-on dire. A voir toutes les multitudes de médias (télévision, radio, Internet, cellulaire...) qui le bombardent sans relâche d’informations à longueur de journée, on peut facilement comprendre qu’il soit "repu " jusqu’à la nausée. À quoi bon prendre un journal pour y lire la même chose ?

Cafouillage

De plus, la fin des idéologies, doublée d’une cacophonie rédactionnelle, peut aussi être un paramètre d’explication. Le clivage gauche-droite fait déjà partie d’un passé très lointain. " Même si personne ne l’avoue, la crise de Libération est aussi idéologique : c’est celle d’un groupe d’ex-soixante-huitards qui, aimanté sur le tard par la mondialisation néolibérale, séduit par ses élites, n’a pas perçu, au tournant des années 90, la " barbarisation" du nouveau capitalisme et la paupérisation à venir des classes moyennes dont Libération aurait pu devenir le porte-drapeau. Les responsables de Libé n’ont rien vu venir : ni la panne de l’ascenseur social, ni le chômage des cadres, ni la dégradation des conditions de vie des petits fonctionnaires, ni la crise de l’idéal européen, ni la faillite du jospinisme, ni le non au référendum. Une partie de la rédaction, elle, plus en contact avec le réel, a fini par réagir. Du coup, le quotidien est devenu incohérent (pluraliste, disent les plus optimistes). Quand le reporter de Libé défend les pêcheurs, les agriculteurs ou les ouvriers " en mouvement ", l’éditorialiste et le titreur du journal promeuvent la nécessité de s’adapter à la modernité du marché. À quoi bon sauver des professions " ringardes" ? En fait, l’éditorial et la une énervent les lecteurs altermondialistes, tandis que le reportage agace ceux qui pensent comme l’éditorialiste. ", fait remarquer d’une manière extrêmement critique, le journaliste Philippe Cohen

Il y a aussi une autre chose, dans la presse, et c’est une terrible plaie, on raconte à peu prés la même chose, à quelques exceptions près. L’uniformisation rébarbative a fait son effet. Par voie de conséquence, le lecteur voit de moins en moins la différence entre les lignes éditoriales des journaux. N’en déplaise à Serge July, la presse française n’est plus aussi plurielle qu’elle était. Qui plus est, elle s’est installée, doucement mais sûrement, dans un conformisme ennuyeux. L’originalité, l’audace et l’imagination sont devenues irrémédiablement des arlésiennes. " Libé ne choque plus. Il n’est, à vrai dire, plus attendu, ni même attendu ", note, acerbe, toujours le même Philippe Cohen.

Tout cela a entraîné une espèce de divorce, lent mais bien réel, entre presse et lecteur dont on ne mesure que maintenant toute l’étendue et surtout la gravité. Car si la presse écrite est affaiblie, c’est la démocratie qui en pâtira le plus. Et là on ne peut qu’être d’accord avec Serge July lorsqu’il affirme, si justement, que "ce média est indispensable à la vie démocratique, au point d’être le média qui nourrit tous les autres, l’atelier de réflexion et du débat national ".

Espérons qu’une situation viable, durable et solide va être trouvée le plus tôt possible pour que Libération, ce joyau de la presse française, ne meure de sa belle mort, comme c’était le cas de l’Huma, France-Soir… Il est bien certain que sa probable disparition serait terrible pour des milliers de lecteurs. Comme moi. Car je l’ai lu tous les matins pendant des années. Il va sans dire que j’y ai appris énormément de choses. De plus, et je l’avoue en toute franchise, si la passion de l’écriture m’a rattrapé, c’est en partie grâce à lui. C’est vous dire...