vendredi, mars 02, 2007

Mohamed Dammou : le père de l'orchestre symphonique amazigh

Il ne se peut pas que vous n’ayez vu ou écouté, même une seule fois, dans les médias ou ailleurs l’orchestre symphonique amazigh. Composé d’une cinquantaine d’instrumentistes, tous des violonistes émérites, des "lotaristes " confirmés et des percussionnistes chevronnés, il en a impressionné plus d’un. Bien plus, ses prestations pour le moins originales ont été d’un brio magistral et d’une perfection accomplie. Même les indécrottables récalcitrants à toute innovation dans la musique des rways ont été séduits. C’est vous dire…

Qui a été à l’origine de cette idée pour le moins géniale ? Comme toujours lorsqu’il s’agit de créativité et d’inventivité dans l’amazighité, elle est du cru d’un seul et unique homme : Mohamed Dammou, un sémillant artiste qui n’est pas vraiment un inconnu du grand public. Et pour cause : il est leader du groupe du même nom et, qui plus est, ex-membre d’Izmaz, un groupe non moins mythique qui a marqué nombre de mélomanes de ma génération. Autant dire, un grand mordu devant l’Éternel des chants et des rythmes du Souss et un vieux routier du milieu artistique amazigh casablancais.

Rencontré par le plus grand des hasards chez un ami parisien, il a tenu à préciser, affable et avenant, que son projet n’est pas le résultat d’un simple coup de tête. Oh que non ! Ne faisant jamais les choses dans la précipitation, il a laissé l’idée mûrir avant de la concrétiser. Le plus simplement du monde. " Il ne faut jamais aller plus vite que la musique. En fait, ça m’a pris quatre ans de réflexion avant que tout aboutisse. J’ai eu tout le temps d’analyser le projet sous tous les angles ", avoue-t-il avec son charmant accent typique d’Achtouken des hauteurs.

Au-delà de l’aspect artistique, ce qui l’a motivé le plus c’est le côté humaniste et social de l’entreprise. " Il faut savoir, ajoute-t-il le geste toujours très mesuré, que nos musiciens, malgré leur immense talent, végètent indéfiniment presque tous dans la misère et l’exclusion, je me suis dit pourquoi ne pas les rassembler et faire quelque chose de positif et de bénéfique. Étant donné qu’ils sont nombreux, j’ai pensé sur-le-champ à l’idée de monter un orchestre symphonique amazigh. "

C’est un véritable défi que cet artiste à tous crins, qui a toujours fait la musique en dilettante- il est commerçant de profession -, avait la ferme intention de surmonter. Coûte que coûte. Que dire, une véritable gageur qui aurait taillé les croupières, illico presto, au plus décidé des hommes. Mais c’est peu le connaître. Il n’est pas du genre à se laisser décourager au moindre pépin. Bien au contraire, c’est quelqu’un qui croit toujours fermement dans ce qu’il entreprend. " À partir du moment où j’ai une idée de projet, il ne faut pas trop parier que je vais tourner casque, car je suis intimement et intuitivement convaincu qu’il va marcher ", avoue-t-il le regard très confiant.

" En tous les cas, j’ai toujours fonctionné ainsi dans les affaires où le risque est autrement plus important. Pourquoi ne pas faire de même dans la musique? ", s’interroge-t-il. Sans jamais avoir fait des études de marketing, il a toujours su, de son propre aveu et tout en restant modeste, anticiper comme pas un sur les besoins et les désirs de sa clientèle. Ce n’est pas pour rien qu’il est un homme d’affaire très à l’aise financièrement. Dans le cas de la musique, il applique exactement le même principe. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que ça lui réussit plutôt bien.

Succès

Profitant d’un passage à la radio régionale d’Agadir, il lance un appel à tous les rways en vue de le contacter. Le bouche à oreille ayant bien évidemment fait le reste. En quelques semaines, l’orchestre est mis sur pied. Reste que cela coûte de l’argent, beaucoup d’argent. Il faut savoir que pratiquement tous les musiciens se trouvent dans le Souss. Payer leurs indemnités, assurer leur déplacement et leur séjour à Casablanca peut facilement monter à plusieurs milliers de dirhams. Autant dire que la facture est vraiment salée. " Rien que pour le voyage je suis obligé de louer tout un bus, je vous laisse donc imaginer le reste ", nous apprend-il avec son sourire qui ne le quitte presque jamais. Mais tout cela il n’en a cure, il faut aller de l’avant. Sans trop se poser de questions.

S’il n’a aucune difficulté à démarrer, un seul souci existe : il faut savoir bien gérer tout ce beau monde. Car "il y a, fait-il observer en homme orchestre versé dans la connaissance de l’âme humaine, énormément de jalousies, de dissensions, de rancunes, parfois très anciennes, entre tous ces musiciens ". Il a donc été impérieux d’instituer un code d’honneur qu’il faut impérativement et rigoureusement respecter. " Tout contrevenant est immédiatement mis au rancart sans possibilité de pardon, et je peux vous assurer que ça fonctionne très bien. À partir de là, il faut juste les habituer à quelques petits détails, mais ô combien importants ! Se mettre debout d’un seul coup pour saluer le public à titre d’exemple. Sinon, musicalement parlant, ils sont déjà on ne peut mieux parfaits, il n’y a absolument rien à leur apprendre ", explique-t-il non sans être fier de son bébé.

Une fois lancé, l’orchestre symphonique amazigh est devenu un succes story musical. Même les médias marocains, d’habitude extrêmement allergiques à tout ce qui est amazigh, s’en sont passionnés. D’ailleurs, il a été programmé plusieurs fois dans les deux chaînes publiques TVM et 2M et, une fois n’est pas coutume, à des heures de grande écoute. Quant aux festivals, c’est un véritable engouement auquel nous avons assisté. Tout le monde se l’arrachait. Jugeons-en : en un laps de temps, il s’est produit au festival des musiques sacrées de Fès, celui des rways, Timitar, Tata, Tahala… L’étranger n’est pas en reste. L’OSA a assuré plusieurs présentations un peu partout dans le monde : au Qatar, en Russie, en Chine… Pour ceux qui ne l’ont pas encore eu l’occasion de le voir, qu’ils soient rassurés, un DVD enregistré dans des conditions techniques optimales et un décor naturel féerique d’Ait Baha dans les environs d’Achtouken sera disponible incessamment sur le marché.

Une vie vouée à la musique

Dammou n’est pas né de la dernière couvée. Musicalement s’entend. Tout jeune déjà, il était un as du "naqqus ". Il assurait tellement que les femmes faisaient systématiquement appel à ses services. Il n’hésitait d’ailleurs pas à sécher les cours religieux dispensés par le fqih du village pour aller mettre du feu -c’est le cas de le dire- à leurs "spectacles de musique absolument mémorables ", selon sa propre expression. Par ailleurs, et comme tout Achtouk qui se respecte, ce serait une incongruité qu’il ne fasse pas ses classes dans de l’école on ne peut formatrice d’ajmak, cette célèbre tradition poético-chorégraphique propre à sa région d’origine.

À l’en croire, des années durant, il y a usé ses " fonds de babouches ". Comme tant d’autres grands artistes avant lui et non des moindres : El-Houssayn Janti, Said et Brahim Achtouk, Boubakr Anchad, El-Houssayn Bihtti… pour ne citer que les plus connus. D’autant plus que sa famille est très portée sur la poésie. Ses parents lui composaient carrément des poèmes qu’il a d’ailleurs interprétés par la suite dans ses albums. À la maison, il ne dérangeait aucunement en grattant à longueur de journée son "lotar " de fabrication personnelle. Ce qui est rare dans les mœurs des familles de la région connues plutôt pour leur rigorisme moral pas toujours de bon aloi.

Débarqué à l’âge de 16 ans à Rabat, il peut s’offrir les cassettes des stars amazighes de l’époque. Car, enfin, il a un peu d’argent qu’il gagne de son travail dans un commerce. " Je me rappelle à cette époque-là je regardais de longues heures les photos des artistes sur des jaquettes tellement j’étais fasciné par eux", s’épanche-t-il un peu nostalgique. Au bout de deux ans, il part à Casablanca où il va exercer la même activité. Mais le déclic ne viendra qu’à l’écoute des deux groupes phares de la scène amazighe pendant les années 70 : Izenzaren et Ousman. Le plus logiquement du monde, depuis ce jour-là, l’idée de former une troupe musicale n’a de cesse de lui trotter dans la tête. Il faut attendre juste son moment et surtout compter sur le hasard.

Dans l’intervalle, il pratiquait continuellement la musique entre amis. Pour passer le temps et se rappeler le Souss natal. Mais ce n’est que lors de la fête du trône de 1978, organisée par la Chambre du commerce de Casablanca, qu’il a eu son baptême du feu. Un peu malgré lui, car il a été carrément obligé par l’un de ses amis à monter sur scène devant au moins 800 personnes. Interprétant l’une des chansons de rrays Bihtti, et devant son succès auprès de l’assistance, l’un des membres du groupe qui l’aidait, dans un accès de jalousie certainement et faisant litière de tout respect, n’a pas hésité à lui arracher violemment le "lotar " des mains. Au grand dam du nombreux public qui a exigé ni plus ni moins qu’il continue de chanter.

Et comme une " bonne nouvelle " n’arrive jamais seule, vient alors, un peu plus tard ce jour-là, l’événement qui va changer radicalement sa vie. En fait, il a eu, enfin, rendez-vous avec son propre destin. Un groupe musical inconnu jusqu’alors, présenté comme Izenzaren probablement pour attirer le plus de monde, est monté sur scène. " Mais il était très faible, il lui fallait impérativement du soutien. C’est là que j’ai pensé proposer mes services à ses membres. Ce qui fut fait ", se rappelle Dammou un tantinet nostalgique. En fait, la troupe en question n’est autre que le fameux Izmaz dont faisait partie le très talentueux poète Ali Chouhad. Et c’est une grande aventure musicale qui commence et qui ne s’arrêtera que dix ans plus tard. Avec des succès dont on se rappellerait probablement pour toujours : wa lhênna tghmit afus, ay Agadir, titt inu tgit akw làin, ikunt is ghid illa zzin... Que de merveilleux souvenirs !
Si vous voulez voir à quoi cela ressemble, vous pouvez visionner cette video :