La première trace romanesque de la surveillance par le biais des caméras est attestée dans un roman intitulé 1984 –inversion de sa date de publication à savoir 1948- de l’écrivain anglais, Georges Orwell. C’est une œuvre de science-fiction qui a été écrite dans le contexte particulièrement difficile de la guerre froide, marqué surtout par la terrible chape de plomb imposée par les régimes communiste à leurs propres peuples.
Les gens ne peuvent en aucun cas échapper au contrôle de " Big Brother ". Et si jamais ils transgressent les lois en vigueur, qui du reste sont très oppressives, ils sont sur-le-champ arrêtés et torturés. Tous les opposants sont systématiquement éliminés ; ou encore "vaporisés ", selon l’expression même de G. Orwell, sans que personne ne s’en aperçoive.
Jacques Blociszewski, qui s’est penché sur la problématique du totalitarisme, parle ainsi de cette œuvre : " relire le roman de 1984, c’est plonger au cœur des mécanismes totalitaires. Considéré comme indissociable de l’univers communiste, 1984 va au-delà et nous éclaire sur la censure et l’oppression - à la fois interne et externe- que l’homme contemporain s’inflige à lui-même".
Pour autant, la première illustration visuelle de la télé-réalité se trouve probablement dans Rear Widndow, un film réalisé, en 1954, par d’Alfred Hitchcock. Le cinéaste y montre le quotidien d’un reporter photographe, James Stewart, cloué au fauteuil roulant à cause d’une facture à la jambe. Pour tuer le temps, il observe de sa fenêtre les faits et gestes de ses voisins et des passants. On dirait presque que c’est un spectateur qui assiste à un film ou un spectacle quelconque. Bref, ce film met très largement en lumière ce penchant propre à l’homme qui veut tout voir et tout connaître, quitte parfois à violer l’intimité d’autrui.
L’ancêtre télévisuel de Loft Story
Le premier programme de télé-réalité, baptisé " An American Family ", a été diffusé en 1973 sur la chaîne publique PBS. Il s'agissait de filmer sur une longue période la "vraie " vie de "vraies " gens, et de la raconter sur plusieurs épisodes. Malgré sa banalité, cette émission a attiré beaucoup de téléspectateurs.
Chemin faisant, le concept du documentaire intimiste filmant des anonymes plaît et se propage. En 1974, " The Family " débarque en Grande-Bretagne, sur la BBC. En 1992, on le retrouve avec " Sylvania Waters " en Australie (ABC) et, par la suite, au Royaume-Uni, encore sur la BBC, qui ne cesse plus de diffuser de tels programmes. En 1996, l'audience atteinte par " Airport " permet aux premiers anonymes - en l'occurrence un jeune steward -, d'accéder à une notoriété qui dépasse le seul contexte de l'émission. Leurs visages s'étalent, pendant plusieurs jours, dans la presse. Et les chaînes comprennent qu'il y a là un bon filon qu’il faut encore affiner pour l’exploiter au moment venu.
Cependant, l’émission qui se rapproche le plus de " Loft Story " est certainement " The real world ", créée et produite, il y a une dizaine d’année, par la télévision américaine. Son principe consiste à filmer, chaque année et dans chaque ville américaine, des jeunes gens volontaires, dont le choix répond toujours à des conditions bien précises : une fille très sexy, un jeune très normal, un homosexuel… Tout ce beau monde est filmé dans sa vie quotidienne : à la maison, au travail, à la faculté, etc. Le soir, un montage dramatisé des moments forts de la journée est diffusé à une heure de grande écoute.
Mais le virage majeur est pris en 1997 avec l'ancien chanteur écossais Bob Geldof. Il propose "Expedition Robinson " à la télévision suédoise : divertissement devient jeu. Les candidats s'éliminent entre eux, le gain en argent est très élevé. Ce qui a donné un caractère on ne peut plus haletant au déroulement de l’émission.
Télé-poubelle et Internet
L ‘évolution de la télévision -vers plus de sensationnalisme, de voyeurisme et d’exhibitionnisme- a eu pour corollaire la production d’émissions qu’on a coutume de qualifier de " Trash tv " ou de télé-poubelle. Elles mettent en scène des gens qui racontent, sans aucune gêne, leurs secrets les plus intimes, le plus souvent à un moment de grande écoute. Ce genre de programmes a eu un succès absolument phénoménal dans presque tous les pays occidentaux.
En France, c’est l’émission C’est mon choix, diffusée par une petite chaîne publique, France3, qui se rapproche le plus du concept américain. Plus de sept millions de téléspectateurs la suivent quotidiennement. Les sujets traités n’ont rien à envier à " Jerry Springer Show ". Jugeons-en : " Je montre mon corps ", "J’exhibe ma vie sur Internet ", "Je me suis mariée avec une personne âgée ", "Je n’aime pas porter les vêtements ", etc.
Le succès de ce genre d’émissions a poussé les chaînes à aller encore plus loin. Ainsi, la chaîne câblée américaine Court TV, spécialisée dans la diffusion des audiences enregistrées dans les tribunaux du pays, a connu, à la fin des années 1990, son heure de gloire lors du procès d'O. J. Simpson.
À la recherche du sensationnalisme à tout prix, cette chaîne est allée jusqu’à diffuser les confessions d’un criminel, Steven Smith, qui a raconté, avec un réalisme qui donne le froid dans le dos le viol et le meurtre d’une femme médecin.
Pire, Internet démocratise, en quelque sorte, cette dérive exhibitionniste. Tout le monde ou presque peut se montrer et avouer ses secrets les plus intimes sans aller dans un studio de télévision. Grâce à des petites caméras, les webcams, les Internautes du monde entier s’exhibent à qui mieux mieux. L’engouement pour le moins massif pour ce genre de sites a surpris plus d’un spécialiste des médias.
Le succès le plus retentissant de la toile planétaire est incontestablement l’histoire de ces cinq étudiantes américaines de l’Ohio qui, pour le plaisir de se montrer, ont truffé leur appartement de webcams. Elles peuvent ainsi être observées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tous leurs faits et gestes sont filmés et vus par des millions de gens à travers le monde.
En somme, tous ces ingrédients ont nourri l’idée latente d’une émission mettant en scène des gens prêts à tout montrer. Il ne faut que l’homme providentiel pour lui donner corps. Ce qui ne tarde pas à arriver dans un petit pays européen, la Hollande, avec un personnage qui a beaucoup roulé sa bosse dans les médias, John de Mol.
C’est en s’inspirant de " Biosphere II ", une expérience scientifique dans laquelle un groupe d’individus est enfermé en vue de créer un écosystème viable dans une bulle dans le désert de l’Arizona, que John de Mol a eu son idée géniale.
" C’est de là qu’est née l’idée de " Big Brother ", un show télévisé exporté dans plus de 27 pays, qui a fait la fortune de celui qu’on appelle " big daddy", multimilliardaire et deuxième fortune de son pays ", explique le journaliste Jean-Sébastien Stheli qui a rencontré John de Mol.
L’émission a été produite bien évidemment par Endemol (une contraction de Mol et de End), une société née en 1994 de la fusion de deux maisons de production : celle de John de Mol et celle de Joop Van Den End. Elle a été diffusée pour la première fois dans une chaîne de la télévision hollandaise, Veronika.
Le principe fondateur de l’émission de " Big Brother " est simple : filmer jour et nuit, en vase clos, des individus qui ne se connaissent pas et diffuser en prime time les meilleurs moments des 24 heures écoulées.
À l’origine, ils étaient neufs : tous jeunes et de race blanche, choisis parmi 3000 candidats. Les femmes sont plutôt jolies et les hommes avenants. Ils doivent passer cent jours dans une maison construite pour l'occasion, sans aucun moyen de communication avec l'extérieur. Aux murs, 24 caméras dont plusieurs infrarouge qui fonctionnent la nuit, et 59 microphones. Impossible d'échapper à l’œil scrutateur de l'objectif : aucun angle mort, même sous la douche. À intervalle régulier, les téléspectateurs-voyeurs sont appelés à élire le plus sympathique des habitants de cette prison nouveau genre. Celui qui rassemble le moins de voix est contraint de quitter les lieux.
Le succès ne tarde pas à venir, malgré les critiques acerbes dont l’émission a été l’objet. Chaque soir entre 20h et 20h 30, ils sont 380 000 téléspectateurs (17% des parts de marché, ce qui n’est pas négligeable) à être rivés à leur écran.
Le 21 mars 2001, Endemol a annoncé la programmation sur M6, une petite chaîne commerciale française, de " Loft story ". Le succès de cette émission a été extraordinaire. Il a même été couronné comme la meilleure émission de l’année.
Grâce à ce succès, M6 joue désormais dans la cour des grandes chaînes commerciales françaises avec six millions de téléspectateurs au dernier épisode de " Loft story ". Grâce à ses différents programmes de télé-réalité qui ont suivi " Loft story " M6, selon le journaliste économique Guy Dutheil : " a réalisé des résultats financiers historiques en 2003. Il enregistre, en effet, un chiffre d'affaires plus important dans ses activités de diversification (chaînes thématiques, édition, vidéo) que dans la publicité, respectivement 601,7 millions d'euros et 575,2 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires total de 1,176 milliards d’euros. "
Vu la tournure des événements, TF1, la grande chaîne généraliste françaises, qui a perdu des parts importantes du marché, n’a pas hésité à suivre le courant, malgré les tergiversations de ses responsables qui ont, maintes fois, promis qu’ils ne programmeraient jamais de telles émissions. C’est ainsi que " Star Academy " est née. Même si les débuts sont difficiles, elle a eu par la suite un très grand succès. Et depuis c’est la guerre de tranchées entre les deux chaînes françaises.
Tous les pays européens ont succombé au phénomène. Ils ont eu, tous, leurs propres émissions de télé-réalité produites par Endemol. Elles ont attiré des millions de gens. Résultat, les bénéfices de cette société ont considérablement augmenté en un laps de temps.
Deux ans après la diffusion de " Big Brother ", en Hollande, Endemol est devenu un acteur majeur dans l’espace télévisuel : numéro un en Europe et numéro deux en France.
Et ça continue !
Malgré quelques échecs, la télé-réalité fait toujours recette en Europe. Des millions de téléspectateurs raffolent toujours de ces programmes. Mais l'overdose guette. Car si les producteurs ne reculent devant rien pour concocter leurs programmes ou les remettre en selle, le téléspectateur commence à faire la fine bouche. Le label télé-réalité n'est plus forcément synonyme de succès. Le désaveu, encore en filigrane dans de nombreux pays comme la France, est plus perceptible aux Etats-Unis où on assiste à un repli de ce genre d’émissions.
Au total, l’idée de la télé-réalité a évolué au gré de l’évolution technologique et des changements des représentations que l’homme se fait de lui-même et de son milieu. Le principe de ces émissions est consubstantielle à la vie moderne et interpelle, au-delà des différences culturelles, quelque chose de profond et surtout de commun à tous les humains. On aura à faire toutes sortes de conjectures sur ce succès, mais une chose est certaine, la télé-réalité a fait le bonheur d’Endemol et des ses dirigeants.
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