Brahim Labari est un sociologue amazigho-marocain installé en France. Il est l’auteur de deux livres jusqu’à présent : Recettes islamistes et appétits politiques et le Sud face aux délocalisations. Connaissant fort bien les mœurs politiques de son pays d’origine, nous l’avons sollicité pour répondre à quelques-unes de nos interrogations sur les récentes élections législatives marocaines. Voici le résultat de notre échange. À lire et à relire !
Les dernières élections législatives marocaines ont été marquées par un taux record d’abstention et un grand nombre de votes blancs, quelles en sont les raisons d’après vous ?
L’abstention est devenue au fil du temps une maladie dans les vieilles démocraties occidentales, qui ont fait, que ce soit dit en passant, du mandat représentatif le pivot de leur système. Des campagnes de sensibilisation ont été organisées pour enrayer le phénomène et réconcilier le citoyen avec la politique. Souvent, un budget conséquent est consenti à cette fin. C’est dire que la démocratie représentative a un coût !
Au cours des récentes élections législatives au Maroc, l’abstention a assurément pris la forme non pas d’une maladie identifiable, mais bel et bien d’un symptôme dénotant un désintérêt certain des Marocains pour les élections et partant pour la politique. Seuls 37% ont cru bon d’user de leur bulletin pour marquer un choix politique. Ce qui est un chiffre stupéfiant quand il s’agit d’entamer la socialisation politique des masses. Les autres semblent préférer vaquer à leurs occupations plutôt que de se poser en garants des élections, qui ne changeraient en rien la précarité de leur quotidien et l’incertitude de leur avenir. Or, qui sont ces abstentionnistes qui ont volontairement boudé les urnes, qui ont refusé de confier leur secret à l’isoloir ? Quelles subjectivités mobilisent-ils ce faisant ? Une étude sociologique approfondie serait sans doute d’un intérêt majeur. À vos plumes chers sociologues !
Dans notre monde moderne la seule légitimité qui tienne est celle des urnes, le régime marocain ne s’est-il pas déligitimé en raison justement de l’élecotrat qui lui a fait, massivement, défaut ?
N’oublions pas qu’il s’agit d’élections législatives destinées à doter le pays d’un nouveau parlement ! La question de la légitimité est difficile à réduire à une opération électorale. Certes, le mandat représentatif tire sa légitimité en premier lieu du vote, mais d’autres paramètres existent en dehors de la rationalité occidentale. Si l’on revient à la sociologie de Max Weber qui distingue trois idéal-types de légitimité (charismatique, traditionnel et légal-rationnel), on pourrait dire que le troisième caractérise avant tout la démocratie représentative, qui est née et a prospéré en Occident. Nonobstant, il n’est pas rare que l’on retrouve un magma des trois dans un certain nombre de régimes. En terre d’islam, il est bien évident que le référent islamique est la première instance de légitimation. La question de la légitimité mesurée au taux d’abstention dans un pays islamique comme le Maroc me semble dénuée de portée heuristique. Il faut mettre en perspective l’avènement de ces élections, le contexte de leur déroulement, les forces politiques en présence et la lucidité des futurs députés à tenir compte des enseignements de ce scrutin. Autrement dit, sans arriver à l’explication de la déligitimation du politique, on peut raisonnablement avancer l’hypothèse d’un signal fort adressé à ceux qui sont appelés à proposer, à voter et à veiller à la bonne application des lois !
Mais est-ce que, d’après vous, on est passé d’un électorat de quantité à un électorat de qualité, comme l’a affirmé l’ami du roi et le numéro deux du régime marocain, Fouad Ali El Himma ?
Il faut remplir précisément de sens les deux catégories énoncées. Qu’est-ce qu’un électorat de quantité et de qualité ? L’électorat n’est pas une réserve classée sur le critère de sa qualité ou de son insignifiance. Une voix est une voix, peu importe le statut ou le rang de celle ou de celui qui l’exprime. C’est le fondement même du suffrage universel et du suffrage tout court. Chaque électeur accomplit, par son vote, un acte conscient et la logique veut que plus la participation au vote est massive (de quantité ?), mieux le système politique se porte et plus l’élu se voit investi de cette noble fonction : servir et non se servir !
Il n’y a strictement aucun enjeu politique majeur pendant ces élections- le Maroc est une monarchie exécutive où le roi gouverne et règne-, pourquoi donc les organiser et dépenser les deniers publics dans un pays qui en a tellement besoin ?
À mon sens, l’enjeu principal est de sonder l’état de l’opinion en temps réel, de vérifier effectivement ce que tout le monde diagnostiquait, y compris au sein du sérail politico-médiatique, à savoir que les islamistes se tailleraient la part du lion dans le scrutin et pourraient ainsi voir l’un des leurs accéder à la primature. Cet enjeu implique la prise en charge économique du scrutin dans sa préparation, son organisation et ses retombées.
Consécutivement, il y a aussi un autre enjeu que je qualifierais d’international : montrer une image pluraliste du Maroc à l’étranger passe par l’organisation périodique des élections. D’ailleurs la présence des observateurs internationaux dépêchés sur place pour contrôler la régularité du scrutin conforte le bien-fondé de cet enjeu.
La culture électorale dispose d’un certain enracinement au Maroc, quel que soit par ailleurs le degré de l’authenticité des scrutins et la loyauté des différentes parties prenantes aux processus électoraux. Il reste qu’après la chute du mur de Berlin, la plupart des pays affichent, à défaut d’épouser formellement, les canons de la démocratie représentative et la philosophie de l’économie du marché.
Si on se fie aux résultats, le raz-de-marée islamiste n’a pas eu finalement lieu, mais par contre le vieux parti de l’Istiqlal a crée une grande surprise en devenant la première force politique du pays, comment pouvez-vous expliquer ce résultat on ne peut plus étonnant ?
Je vais encore secouer le sens commun en affirmant que la prime revient aux partis dont l’islamité est le dénominateur commun. Que ce soit l’Istiqlal ou a fortiori le PJD, le conservatisme religieux est érigé en valeur incontournable pour défendre un certain Maroc et tenter de le sortir de l’impasse.
N’oublions pas que les fondateurs de l’Istiqlal étaient des salafistes. Allal El Fassi, son véritable fondateur, s’était clairement revendiqué de l’héritage de Mohammed Abduh, Jamal Dine Al Afghani et de son contemporain Rachid Réda. Il faut aussi avoir à l’esprit que la création de ce parti remonte aux années 1940 et qu’il a survécu à une scission survenue en 1959 qui l’a vidé de ses cadres jeunes turques avec la naissance de l’UNFP. C’est dire que l’Istiqlal est un vieil parti, tantôt gouvernemental, tantôt d’opposition à doses homéopathiques, dont on peut supputer une connaissance consommée du jeu électoral et détenant de surcroît un capital inégalé en termes de responsabilités politiques.
En plaçant ce parti à la tête du scrutin, les électeurs, les rares votants, ont joué la prudence et en même temps ont offert un ticket gagnant aux coalitions gouvernementales rendues nécessaires par le fait qu’aucun parti ne peut assumer à lui seul l’alternance. C’est une constante dans les expériences électorales du Maroc indépendant. Ce thème de la prudence nous amène tout droit au sociologue américain John Waterbury qui avançait l’hypothèse, fort discutable, que « Le Marocain, qui n’est à l’aise qu’intégré à une collectivité et se sent démuni dans une action autonome, conçoit le pouvoir et l’autorité comme défensifs avant tout, servant à protéger et à conserver plus qu’à créer ou à détruire… », (Le commandeur des croyants. La monarchie marocaine et son élite, Paris, PUF, 1975.)
Par ailleurs, je peux dire que l’Istiqlal, à la faveur de sa longévité, dispose d’un socle électoral bien supérieur à celui des partis qui ne sont pas complètement aguerris au clientélisme électoral. Le PJD complète le tableau car les islamistes ont effectué assidûment pendant un certain nombre d’années un travail de terrain approfondi en direction des masses populaires. Ils ont semé leurs grains clientélistes dans les quartiers en difficulté, le contexte international et la consécration des thèmes à tonalité islamique trouvant un écho favorable auprès des diplômés désœuvrés et autres pans de la société épris d’une alternance authentique. N’étant pas associé aux expériences gouvernementales passées contrairement à l’USFP, le PJD attire les mécontents, séduit la « classe moyenne » et se pose par ailleurs en dénonciateur chevronné des retombées de la mondialisation sur le Maroc.
Le chef de l’Istiqlal, Abbas El Fassi est finalement nommé premier ministre. Beaucoup pensent que c’est une erreur en raison de ses propos anti-amazighs et de son implication directe dans le scandale "Annajat" où 30 mille jeunes marocains ont été floués ?
On sait depuis Machiavel que la moralité publique n’est pas la voie la plus empruntée pour accéder aux responsabilités. Action partisane et vertu cardinale ne font pas forcément bon ménage. Les exemples ne manquent pas de par le monde !
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