D’aucuns peuvent soutenir, à bon droit d’ailleurs, qu’Iggout est indiscutablement un phénomène des plus uniques de notre scène artistique. C’est même une rareté on ne peut mieux précieuse, une valeur plus que sûre. Il va sans dire qu’il a la bosse de la musique, la sienne propre : le « tazenzart ». En témoigne son très long parcours et son immense production. En effet, Iggout – dont le nom, par un heureux hasard, signifie beaucoup en tamazight- a beaucoup apporté au reverdissement de la culture amazighe. Pour le plus grand bonheur de tous ceux qui ont une haute idée de l’art et qui savent, somme toute, apprécier les belles choses bien faites.
Si vous êtes suffisamment au fait de la chose amazighe, vous n’aurez guère besoin de creuser longtemps les méninges pour savoir de quoi le mot « tazenzart » tourne. Il s’agit, en effet, de ce style musical bien connu, crée, développé et quintessencié même par les non moins mythiques Izenzaren. Ces authentiques guérilleros du Souss, armés seulement et uniquement de leurs instruments de musique, qui, nonobstant les nombreuses décennies au compteur et l’exclusion savamment organisée par les teigneux médiatiques makhzeniens, continuent d’émouvoir des générations entières de mélomanes. Ceux-là même qui n’ont de cesse d’apprécier non seulement leur poésie, mais aussi leurs inimitables mélodies, lumineusement exubérantes, sorties des tréfonds de ce vieux peuple on ne peut plus désabusé, indistinctement méprisé, constamment « noyé » - pas seulement traîné hélas !- dans la fange pestilentielle de l’opprobre, les Amazighs. Espérons de tout cœur que cette situation, plus qu’indigne d’un peuple qui se dit libre, ne durera pas ad vitam aeternam.
Génération ignée
Ayant grandi à une époque où la faune arabiste pouvait se permettre, comme bon lui semble, de couver et même mettre à exécution toutes sortes de conspirations anti-amazighes, le jeune Iggout -avec d’autres compagnons de route-, a protesté, regimbé et même rué dans les brancards. À sa manière. L’on conviendra que ce n’est pas vraiment étonnant. C’est tellement humain de dénoncer l’injustice, dirions-nous. Encore plus, si les siens en sont les premières victimes. D’où sa révolte aux accents éminemment musicaux. Celle qu’il a parfaitement personnifiée et magnifiquement exprimée au travers de sa seule et unique art. Sans jamais compter que sur lui-même. Il est bien connu qu’il a tout appris tout seul ou presque, en véritable autodidacte qui en voulait. Beaucoup. Énormément. Si bien qu’il est devenu l’un des enfants du Souss les plus doués. Que dire, l’un des plus emblématiques de cette exceptionnelle et terrible génération des années soixante et soixante-dix du siècle écoulé. Celle-là même qui a accouché de Khaïr-Eddine, Ali Azaykou, M’barek Ammouri, etc. pour ne citer que les plus célèbres et les plus appréciés.
En digne fils de Dcheira (mais originaire d’Achtouken, connus pour avoir déjà donné les défunts mousquetaires de tarrayst : Anchad, Janti et Said Achtouk), Iggout a commencé très tôt à gratter tout ce qui lui tombait sous la main. Au fond, il n’a pas vraiment dérogé à la règle. Dans la mesure où il a suivi le même cheminement que celui de tous ses prédécesseurs. Enfant, c’étaient des instruments rudimentaires, fabriqués à base des matériaux de récupération ; adolescent, des instruments traditionnels dont l’indétrônable « lotar »- probablement l’ancêtre lointain du banjo. Mais ses liens avec Tabghaynuzt, l’un des premiers groupes modernes dans tout le Maroc, fort connu dans tout le Souss pendant les années cinquante et soixante, allaient lui être plus que fructueux. D’un point de vue professionnel s’entend. Car, c’est en son sein qu’il a été initié au violon par exemple. La suite, on la connaît. Il l’a maîtrisé. Excellemment. À la perfection même. Sceptique peut-être ? C’est votre droit, mais si vous voulez en avoir le cœur net, écoutez sans trop tarder les albums où il l’a judicieusement utilisé.
Banjo, au pinacle
Quant aux instrument à cordes, ils n’avaient, depuis belle lurette déjà, plus aucun secret pour lui : le « lotar » que nous avons déjà évoqué, la guitare bien sûr et surtout le banjo. Cet instrument qui ne rappelle que de bons souvenirs. Et pour cause. Ce sont les esclaves africains qui l’ont trimbalé avec eux dans le Nouveau Monde. Avant que les doigts de fée de la technologie ne l’effleurent et lui donnent, incidemment, sa forme actuelle. Pour plus ou moins participer, des décennies après, par le biais du chant engagé, à la « libération » des ces mêmes Africains. Est-ce qu’il en sera autant de nos pauvres amazighs qui souffrent, eux aussi, de toutes les avanies possibles et imaginables ? Il ne coûte jamais rien d’espérer. Surtout que nos artistes se le sont appropriés ou réappropriés. Définitivement me semble-t-il. Parce qu’originellement de chez nous, de notre continent. Toujours aussi noir, mais de misères, d’injustices et de dictatures.
Reste qu’Iggout en est, sans trop se perdre dans trop digressions pas forcément utiles, un indiscutable virtuose, pour ne pas employer un qualificatif propre aux universitaires, une véritable sommité, spirituellement respectée, musicalement adulée. Ce n’est pas pour rien que l’on appelle le roi du banjo. En fait, il suffit de lui prêter l’oreille un laps de temps pour s’apercevoir que ses compositions sont bien élaborées, très rechechrées. Je dirais même diablement sophistiquées. À tel point que peu de gens peuvent les rejouer. Sauf quelques très rares initiés. Et encore ! D’ailleurs, l’on ne compte même plus ceux qui ont mordu la poussière, lamentablement, dans leurs tentatives de l’égaler. Le surpasser, disons ce qu’il y a, c’est tout bonnement de l’ordre de l’impossible. En fait, sans vouloir jouer les flagorneurs niais, il ne sert strictement à rien d’essayer.
Lors de ses spectacles, avec toujours cette implacable rigueur qui le caractérise tant, il y a toujours là entassé, un tas de banjos de toutes sortes et de toutes les couleurs. Il y en a à quatre cordes, à six cordes… En fait, chaque chanson est jouée avec un type différent de banjo. Chacune de ses compositions a sa propre identité sonore. Encore faut-il avoir une oreille connaisseuse pour s’en rendre compte. Ce qui n’est donné qu’à quelques rares passionnés. Pour autant, tant que l’on n’a pas vu Iggout sur scène, on ne mesurera pas assez tout son savoir-faire. Toujours en bandoulière, il gratte son instrument fétiche comme pas un. Et ce, dans une extase cadencée indescriptible. Mieux encore, dans une furie vertigineusement rythmique à vous couper le souffle. À telle enseigne que l’un et l’autre – Iggout et son banjo bien entendu- finissent presque par se confondre. Pour ne plus être qu’un. Dans une ambiance vertigineuse qui transbahute hors du temps. Le nôtre. Et s’en va, tambour battant – c’est le cas de le dire-, dans un autre temps, fondamentalement, poétique, onirique, « izenzarement » magique.
Engagement ‘’ferme’’
Quid de la matière musicale à proprement parler ? Il va de soi que le banjo ne suffit pas, tout seul, à expliquer le succès d’Iggout. Et c’est le moins que l’on puisse dire. En fait, il s’est beaucoup inspiré du riche patrimoine du Souss. Il est évident qu’il en a exploité intelligemment les ressources. En fait, il s’est servi de ce que nous avons déjà. Sans succomber à la facilité en allant, bêtement, « quémander » ailleurs. De fait, il l’a « contextualisé », avec sa minutie habituelle, en lui imprimant sa propre marque.
Ainsi, comme beaucoup de musiciens de sa génération, Iggout s’est d’abord nourri, abondamment, de l’héritage des premiers groupes modernes de la scène soussie, Tabghaynuzt que l’on a déjà évoqué, Imurigen, Laqdam, et, les rways dont les plus grands et les plus célèbres ont élu domicile à Dcheira même ; mais aussi « ahwach » dans sa diversité et surtout « ajmak ». Cette unique tradition poético-chorégraphique pratiquée dans une grande partie du pays d’Achtouken. Et même au-delà, chez les Idaou Ousmlal et Idaou Baâkil, vers la région de Tafraout ; mais avec quand même quelques petites nuances. En tous les cas, Iggout, qui n’a jamais oublié ses racines, est probablement le seul à en employer les longs rythmes ! Pari plus que réussi, car le résultat est plus que probant.
D’ailleurs, si anciennes que puissent être ses odes et autres ballades, aussitôt qu’elles effleurent nos oreilles, on dirait que c’est la première fois. Elles ne vieillissent guère. Elles sont statiques, inoxydables, intemporelles. Dit plus prosaïquement, elles sont éternellement jeunes. De cette jeunesse propre aux grandes œuvres de l’humanité. Écoutez immi henna, wad itmuddun, takndawt, tixira… ! Et que dire des paroles ? Lardées de mots et armées d’expressions que la mémoire collective n’a jamais vraiment omis, et interprétées avec sa voix sublime, elles suggèrent- et ne disent pas- un nombre infini de sens ! Mieux que cela, ils sont « sens ». Car, en plus de l’immémoriale geste amazighe qu’elles charrient, elles sont telles des flèches qui titillent, taquinent, à coups de paraboles, d’allégories et de métaphores en tout genre, dans un désintéressement permanent, les plus rétifs au questionnement- et Dieu sait qu’ils sont fort nombreux chez nous. D’autant que leur côté hermétique et abscons, les disposent à une foultitude d’interprétations. Tout le monde peut y avoir ce qui l’arrange. Bien pire, et c’est franchement pathétique, même les loosers arabistes y ont vu un soutien de leurs causes moyen-orientales.
De fait, pour saisir les chants d’Iggout, les décrypter, il faut être pourvu de suffisamment de ressort pour supporter les affres d’un vrai chemin de croix. Dans son acception intellectuelle bien entendu. Car une démarche péniblement réfléchie, philosophique même, est plus qu’une impérieuse nécessité. Sans omettre qu’il est impératif d’être versé dans l’heméneutique des Amazighs. Un auditeur lambda ne pourra jamais en percevoir les signes et encore moins les messages. Ce qui est en fin de compte tout à fait normal. Il faut savoir que c’est Mohamed Hanafi - entre autres-, qui en est l’auteur : un versificateur hors pair, très discret, furieusement timide. En d’autres termes, un homme de l’ombre, artisan surdoué du verbe, tailleur génial du vers et épanneleur tatillon de la rime, qui a toujours brillé par son anonymat. Le plus total. Comme si au fond la poésie, la bonne poésie, la meilleure des poésies, ne s’accommodait jamais avec les feux de la rampe.
Envoûtement général
Que vous soyez rassuré, Iggout ne rebute absolument pas. Loin s’en faut. La preuve, à chacune de ses présentations, ce sont des milliers d’irréductibles aficionados qui se déplacent. Une fois sur scène, c’est un délire collectif. Il suffit qu’il joue les premières notes d’une chanson pour que tout le monde la reprenne. J’ai vu rarement un chanteur que l’on « dépossède » ainsi, à la hussarde, de son répertoire. À tel point que l’on l’empêche carrément de chanter. C’est vous dire. En fait, une communion magique s’installe entre lui et la marée humaine, qui lui tient, toujours, lieu de public. Une chimie permanente, comme diraient certains, s’opère entre les deux. Comme toujours, les débordements sont vite arrivés. La flegme qui caractérise tant les Soussis est vite rangée au rang des accessoires. Oubliée même. Les étrangers présents en restaient cois. Tellement ils ne croyaient pas leurs yeux.
En tous les cas, jusqu’à ce jour, heureusement d’ailleurs, aucun dégât n’est à déplorer. Comme tous les peuples dominés avides de symboles -ce qui est plus que vrai dans le cas des Amazighs-, il n’est pas rare qu’un fan très déterminé arrive par je ne sais quel subterfuge à le rejoindre. Sur scène. Pour l’embrasser. Chaleureusement. Furieusement. Rageusement. Comme on le ferait pour un grand maître. Et même pour prendre une photo. Pire, il y en a même qui lui offrent, les mains tremblant d’émotion, une petite somme d’argent. Chose qu’il refuse systématiquement. C’est normal, il est l’un des rares artistes, si ce n’est le seul dans ce Maroc pourri par la vénalité, à avoir une haute idée de son art. D’ailleurs, beaucoup pensent que s’il voulait être argenté, il l’aurait été depuis bien longtemps. Mais ce n’est pas le cas. La preuve : depuis des années, il vit très chichement, tout seul avec son berger allemand, un peu comme un anachorète des temps modernes, quelque part entre les plages de Tifnit et d’Aglou. À en croire des gens qui l’ont croisé et avec qui il a bien voulu échanger quelques mots, car il est d’un abord des plus difficiles, c’est les seuls coins au monde où il se sent vraiment dans son élément, chez lui. Parce qu’ils se prêtent, peut-être, plus à la méditation et la réflexion.
Disons que le côté marginal, anticonformiste, lunatique du personnage, lui donne carrément un halo de mystère. Sans vouloir être hyperbolique, l’on est carrément dans ce qui a de plus profond dans l’humain : l’univers des saints et des thaumaturges. D’autant plus qu’Iggout, par sa personnalité pour le moins frondeuse, par sa musique novatrice, par sa poésie impénétrable, a eu le mérite d’avoir réussi, avec sa musique, une chose d’une extrême importance : secouer, crûment quelques fois, délicatement souvent, élégamment toujours, les arcanes de l’âme amazighe et même à en saisir le sens, tout le sens, tous les sens. Un sens qui n’admet jamais, comme vous êtes censé le savoir, la compromission et la lâcheté. Espérons au moins que son message est arrivé à « bonne oreille ».
Génération ignée
Ayant grandi à une époque où la faune arabiste pouvait se permettre, comme bon lui semble, de couver et même mettre à exécution toutes sortes de conspirations anti-amazighes, le jeune Iggout -avec d’autres compagnons de route-, a protesté, regimbé et même rué dans les brancards. À sa manière. L’on conviendra que ce n’est pas vraiment étonnant. C’est tellement humain de dénoncer l’injustice, dirions-nous. Encore plus, si les siens en sont les premières victimes. D’où sa révolte aux accents éminemment musicaux. Celle qu’il a parfaitement personnifiée et magnifiquement exprimée au travers de sa seule et unique art. Sans jamais compter que sur lui-même. Il est bien connu qu’il a tout appris tout seul ou presque, en véritable autodidacte qui en voulait. Beaucoup. Énormément. Si bien qu’il est devenu l’un des enfants du Souss les plus doués. Que dire, l’un des plus emblématiques de cette exceptionnelle et terrible génération des années soixante et soixante-dix du siècle écoulé. Celle-là même qui a accouché de Khaïr-Eddine, Ali Azaykou, M’barek Ammouri, etc. pour ne citer que les plus célèbres et les plus appréciés.
En digne fils de Dcheira (mais originaire d’Achtouken, connus pour avoir déjà donné les défunts mousquetaires de tarrayst : Anchad, Janti et Said Achtouk), Iggout a commencé très tôt à gratter tout ce qui lui tombait sous la main. Au fond, il n’a pas vraiment dérogé à la règle. Dans la mesure où il a suivi le même cheminement que celui de tous ses prédécesseurs. Enfant, c’étaient des instruments rudimentaires, fabriqués à base des matériaux de récupération ; adolescent, des instruments traditionnels dont l’indétrônable « lotar »- probablement l’ancêtre lointain du banjo. Mais ses liens avec Tabghaynuzt, l’un des premiers groupes modernes dans tout le Maroc, fort connu dans tout le Souss pendant les années cinquante et soixante, allaient lui être plus que fructueux. D’un point de vue professionnel s’entend. Car, c’est en son sein qu’il a été initié au violon par exemple. La suite, on la connaît. Il l’a maîtrisé. Excellemment. À la perfection même. Sceptique peut-être ? C’est votre droit, mais si vous voulez en avoir le cœur net, écoutez sans trop tarder les albums où il l’a judicieusement utilisé.
Banjo, au pinacle
Quant aux instrument à cordes, ils n’avaient, depuis belle lurette déjà, plus aucun secret pour lui : le « lotar » que nous avons déjà évoqué, la guitare bien sûr et surtout le banjo. Cet instrument qui ne rappelle que de bons souvenirs. Et pour cause. Ce sont les esclaves africains qui l’ont trimbalé avec eux dans le Nouveau Monde. Avant que les doigts de fée de la technologie ne l’effleurent et lui donnent, incidemment, sa forme actuelle. Pour plus ou moins participer, des décennies après, par le biais du chant engagé, à la « libération » des ces mêmes Africains. Est-ce qu’il en sera autant de nos pauvres amazighs qui souffrent, eux aussi, de toutes les avanies possibles et imaginables ? Il ne coûte jamais rien d’espérer. Surtout que nos artistes se le sont appropriés ou réappropriés. Définitivement me semble-t-il. Parce qu’originellement de chez nous, de notre continent. Toujours aussi noir, mais de misères, d’injustices et de dictatures.
Reste qu’Iggout en est, sans trop se perdre dans trop digressions pas forcément utiles, un indiscutable virtuose, pour ne pas employer un qualificatif propre aux universitaires, une véritable sommité, spirituellement respectée, musicalement adulée. Ce n’est pas pour rien que l’on appelle le roi du banjo. En fait, il suffit de lui prêter l’oreille un laps de temps pour s’apercevoir que ses compositions sont bien élaborées, très rechechrées. Je dirais même diablement sophistiquées. À tel point que peu de gens peuvent les rejouer. Sauf quelques très rares initiés. Et encore ! D’ailleurs, l’on ne compte même plus ceux qui ont mordu la poussière, lamentablement, dans leurs tentatives de l’égaler. Le surpasser, disons ce qu’il y a, c’est tout bonnement de l’ordre de l’impossible. En fait, sans vouloir jouer les flagorneurs niais, il ne sert strictement à rien d’essayer.
Lors de ses spectacles, avec toujours cette implacable rigueur qui le caractérise tant, il y a toujours là entassé, un tas de banjos de toutes sortes et de toutes les couleurs. Il y en a à quatre cordes, à six cordes… En fait, chaque chanson est jouée avec un type différent de banjo. Chacune de ses compositions a sa propre identité sonore. Encore faut-il avoir une oreille connaisseuse pour s’en rendre compte. Ce qui n’est donné qu’à quelques rares passionnés. Pour autant, tant que l’on n’a pas vu Iggout sur scène, on ne mesurera pas assez tout son savoir-faire. Toujours en bandoulière, il gratte son instrument fétiche comme pas un. Et ce, dans une extase cadencée indescriptible. Mieux encore, dans une furie vertigineusement rythmique à vous couper le souffle. À telle enseigne que l’un et l’autre – Iggout et son banjo bien entendu- finissent presque par se confondre. Pour ne plus être qu’un. Dans une ambiance vertigineuse qui transbahute hors du temps. Le nôtre. Et s’en va, tambour battant – c’est le cas de le dire-, dans un autre temps, fondamentalement, poétique, onirique, « izenzarement » magique.
Engagement ‘’ferme’’
Quid de la matière musicale à proprement parler ? Il va de soi que le banjo ne suffit pas, tout seul, à expliquer le succès d’Iggout. Et c’est le moins que l’on puisse dire. En fait, il s’est beaucoup inspiré du riche patrimoine du Souss. Il est évident qu’il en a exploité intelligemment les ressources. En fait, il s’est servi de ce que nous avons déjà. Sans succomber à la facilité en allant, bêtement, « quémander » ailleurs. De fait, il l’a « contextualisé », avec sa minutie habituelle, en lui imprimant sa propre marque.
Ainsi, comme beaucoup de musiciens de sa génération, Iggout s’est d’abord nourri, abondamment, de l’héritage des premiers groupes modernes de la scène soussie, Tabghaynuzt que l’on a déjà évoqué, Imurigen, Laqdam, et, les rways dont les plus grands et les plus célèbres ont élu domicile à Dcheira même ; mais aussi « ahwach » dans sa diversité et surtout « ajmak ». Cette unique tradition poético-chorégraphique pratiquée dans une grande partie du pays d’Achtouken. Et même au-delà, chez les Idaou Ousmlal et Idaou Baâkil, vers la région de Tafraout ; mais avec quand même quelques petites nuances. En tous les cas, Iggout, qui n’a jamais oublié ses racines, est probablement le seul à en employer les longs rythmes ! Pari plus que réussi, car le résultat est plus que probant.
D’ailleurs, si anciennes que puissent être ses odes et autres ballades, aussitôt qu’elles effleurent nos oreilles, on dirait que c’est la première fois. Elles ne vieillissent guère. Elles sont statiques, inoxydables, intemporelles. Dit plus prosaïquement, elles sont éternellement jeunes. De cette jeunesse propre aux grandes œuvres de l’humanité. Écoutez immi henna, wad itmuddun, takndawt, tixira… ! Et que dire des paroles ? Lardées de mots et armées d’expressions que la mémoire collective n’a jamais vraiment omis, et interprétées avec sa voix sublime, elles suggèrent- et ne disent pas- un nombre infini de sens ! Mieux que cela, ils sont « sens ». Car, en plus de l’immémoriale geste amazighe qu’elles charrient, elles sont telles des flèches qui titillent, taquinent, à coups de paraboles, d’allégories et de métaphores en tout genre, dans un désintéressement permanent, les plus rétifs au questionnement- et Dieu sait qu’ils sont fort nombreux chez nous. D’autant que leur côté hermétique et abscons, les disposent à une foultitude d’interprétations. Tout le monde peut y avoir ce qui l’arrange. Bien pire, et c’est franchement pathétique, même les loosers arabistes y ont vu un soutien de leurs causes moyen-orientales.
De fait, pour saisir les chants d’Iggout, les décrypter, il faut être pourvu de suffisamment de ressort pour supporter les affres d’un vrai chemin de croix. Dans son acception intellectuelle bien entendu. Car une démarche péniblement réfléchie, philosophique même, est plus qu’une impérieuse nécessité. Sans omettre qu’il est impératif d’être versé dans l’heméneutique des Amazighs. Un auditeur lambda ne pourra jamais en percevoir les signes et encore moins les messages. Ce qui est en fin de compte tout à fait normal. Il faut savoir que c’est Mohamed Hanafi - entre autres-, qui en est l’auteur : un versificateur hors pair, très discret, furieusement timide. En d’autres termes, un homme de l’ombre, artisan surdoué du verbe, tailleur génial du vers et épanneleur tatillon de la rime, qui a toujours brillé par son anonymat. Le plus total. Comme si au fond la poésie, la bonne poésie, la meilleure des poésies, ne s’accommodait jamais avec les feux de la rampe.
Envoûtement général
Que vous soyez rassuré, Iggout ne rebute absolument pas. Loin s’en faut. La preuve, à chacune de ses présentations, ce sont des milliers d’irréductibles aficionados qui se déplacent. Une fois sur scène, c’est un délire collectif. Il suffit qu’il joue les premières notes d’une chanson pour que tout le monde la reprenne. J’ai vu rarement un chanteur que l’on « dépossède » ainsi, à la hussarde, de son répertoire. À tel point que l’on l’empêche carrément de chanter. C’est vous dire. En fait, une communion magique s’installe entre lui et la marée humaine, qui lui tient, toujours, lieu de public. Une chimie permanente, comme diraient certains, s’opère entre les deux. Comme toujours, les débordements sont vite arrivés. La flegme qui caractérise tant les Soussis est vite rangée au rang des accessoires. Oubliée même. Les étrangers présents en restaient cois. Tellement ils ne croyaient pas leurs yeux.
En tous les cas, jusqu’à ce jour, heureusement d’ailleurs, aucun dégât n’est à déplorer. Comme tous les peuples dominés avides de symboles -ce qui est plus que vrai dans le cas des Amazighs-, il n’est pas rare qu’un fan très déterminé arrive par je ne sais quel subterfuge à le rejoindre. Sur scène. Pour l’embrasser. Chaleureusement. Furieusement. Rageusement. Comme on le ferait pour un grand maître. Et même pour prendre une photo. Pire, il y en a même qui lui offrent, les mains tremblant d’émotion, une petite somme d’argent. Chose qu’il refuse systématiquement. C’est normal, il est l’un des rares artistes, si ce n’est le seul dans ce Maroc pourri par la vénalité, à avoir une haute idée de son art. D’ailleurs, beaucoup pensent que s’il voulait être argenté, il l’aurait été depuis bien longtemps. Mais ce n’est pas le cas. La preuve : depuis des années, il vit très chichement, tout seul avec son berger allemand, un peu comme un anachorète des temps modernes, quelque part entre les plages de Tifnit et d’Aglou. À en croire des gens qui l’ont croisé et avec qui il a bien voulu échanger quelques mots, car il est d’un abord des plus difficiles, c’est les seuls coins au monde où il se sent vraiment dans son élément, chez lui. Parce qu’ils se prêtent, peut-être, plus à la méditation et la réflexion.
Disons que le côté marginal, anticonformiste, lunatique du personnage, lui donne carrément un halo de mystère. Sans vouloir être hyperbolique, l’on est carrément dans ce qui a de plus profond dans l’humain : l’univers des saints et des thaumaturges. D’autant plus qu’Iggout, par sa personnalité pour le moins frondeuse, par sa musique novatrice, par sa poésie impénétrable, a eu le mérite d’avoir réussi, avec sa musique, une chose d’une extrême importance : secouer, crûment quelques fois, délicatement souvent, élégamment toujours, les arcanes de l’âme amazighe et même à en saisir le sens, tout le sens, tous les sens. Un sens qui n’admet jamais, comme vous êtes censé le savoir, la compromission et la lâcheté. Espérons au moins que son message est arrivé à « bonne oreille ».
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Ayyuz i Izenzarn, ayyuz-nk a Dda Lahsen f twuri-yad
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