L’absurde conflit du Sahara occidental, qui a fait des milliers de morts, revient au devant de la scène ces derniers temps. Ali Atman, un ex-pilote brillant dans l'armée marocaine, en est l’une des victimes. S'il a eu la vie sauve, il n'en demeure pas moins qu'il en a gardé des traumatismes inapaisables et pour cause. Il a passé les plus belles années de sa vie dans les terrifiants bagnes du régime militaire algérien et ses protégés du Polisario. Avant d’être libéré, il détenait avec ses compagnons d’infortune le triste record des plus vieux prisonniers de guerre au monde.
L. Oulhadj : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Ali Atman : Je suis amazigh (berbère), natif de la petite bourgade de Midelt dans le Haut-Atlas en 1947. J'étais officier pilote dans les Forces armées royales (FAR). J'avais participé à la guerre du Sahara marocain où mon avion a été abattu par un missile en 1977. Emprisonné immédiatement, je n'ai été relâché que 26 ans plus tard, c'est-à-dire le 1er septembre 2003. Depuis ma libération, je vis tant bien que mal de ma petite retraite. Ce qui ne m'a pas empêché de m'atteler à une entreprise de taille : la rédaction d'un ouvrage sur la grammaire berbère qui va être publié incessamment.
Est-ce que vous pourrez nous raconter brièvement les circonstances de votre capture ?
Le 24 août 1977, avec une patrouille de deux avions, je m'étais porté au secours d'une unité de l'armée de terre, qui a eu un violent accrochage avec des éléments du Polisario. Au cours de l'intervention, mon avion a été atteint par un missile du type SAM7. Après l'éjection, j'ai donc été malheureusement arrêté et détenu par la suite.
Qui vous a arrêté ?
C’étaient des gens de différentes origines : il y avait des noirs, des basanés, des blancs et mêmes des blonds. Certains me parlaient en arabe hasssani, d'autres en espagnol, d'autres encore en français et certains étaient restés muets. Les interrogatoires étaient menés, dans des conditions inhumaines, par des officiers algériens dans la région de Tindouf, puis dans les prisons de Blida, Alger, Boufarik et enfin Boughar.
Pourquoi vous a-t-on emmené jusqu'au nord de l'Algérie ?
Parce que c'était l'Algérie qui faisait la guerre au Maroc. À plusieurs reprises, mes interrogateurs algériens ne s'en sont même pas cachés ; ils me l'avaient ouvertement et clairement avoué. Dans les différentes prisons où j'ai été séquestré, il n'y avait pas que moi malheureusement. À Boughar par exemple (une centaine de km au sud d'Alger), il y avait deux camps avec chacun pas moins de 300 détenus : l'un pour les Marocains et l'autre pour les Mauritaniens.
Pour quelle raison les Mauritaniens étaient-ils là ?
Je constate malheureusement que beaucoup de mes concitoyens ignorent complètement tout du conflit meurtrier du Sahara qui a coûté, faut-il encore le rappeler, la vie à des milliers d'hommes marocains et mauritaniens. À titre de rappel, après la Marche verte en 1975, il y a eu le fameux accord tripartite de Madrid. Il stipulait que le Tiris occidental (Rio de Oro) revenait à la Mauritanie et le territoire de Saguia El Hamra au Maroc. L'Algérie et la Libye n'ont rien voulu savoir. En l'espace de quelques mois, et en déployant un effort financier titanesque, elles ont formé et armé le Polisario pour empêcher le Maroc et la Mauritanie d'occuper pacifiquement l’ex-colonie espagnole. Sous ses coups de boutoir, la résistance de la Mauritanie a fait long feu. Elle avait donc préféré plier bagage. Qui plus est, après un coup d'État contre Ould Dadda, le président mauritanien d'alors, le nouveau gouvernement formé à Nouakchout a signé le 14 août 1978 un accord de paix par lequel il renonçait définitivement à ses prétentions sur le Sahara occidental. Mis devant le fait accompli et n'ayant aucun choix, le Maroc a fait usage du droit de péremption pour occuper le Tiris occidental. C'était donc de fin 1975 à août 1978 que l'Algérie et le Polisario ont capturé beaucoup de Mauritaniens qui n'ont été libérés qu'en 1981.
Dans quelle prison êtes-vous détenu le plus longtemps et comment se passaient vous journées ?
La plus longue période que j'ai passé dans une prison était de 14 ans. C'était dans l’effroyable camp de Rabouni, sis à 23 km au sud-est de Tindouf. Pour les officiers que nous étions, nous passions nos journées à travailler comme des forçats. Et ce, pendant des mois d'affilé. Une fois que nous sommes totalement épuisés et à bout de force, on nous laissait récupérer pendant quelques temps. Pour les hommes de troupes et les civils, c'était encore pire. Ils travaillaient sans arrêt, comme des bêtes de somme. Même pendant les fêtes musulmanes, ils n'avaient droit à aucun repos.
Pouvez-vous nous raconter une journée type ?
Une journée normale est sommairement ainsi : réveil vers quatre heures du matin ; rassemblement avec toujours des coups de fouets et de câbles électriques ; à cinq heures, les gardiens comptaient les prisonniers et les répartissaient selon le nombre de chantiers ouverts (la fabrique de briques, maçonnerie, creusement de puits…) ; nous n'arrêtions que pendant une petite heure pour manger un petit plat de lentilles et une bouchée de pain ; ensuite, on reprenait de plus belle et de la manière la plus dure. On ne s'arrêtait qu'à la tombée de la nuit ; le dîner se résumait à un minuscule bol de riz ou des pâtes. Ce régime alimentaire pour le moins frugal était mien pendant 26 ans.
Et la nuit, vous laissait-on au moins tranquilles ?
Non, malheureusement. Nos tortionnaires redoublaient même de sadisme : on était souvent réveillés à coups de rossées, d'insultes et de toutes sortes d'humiliations imaginables et inimaginables. C'était tout simplement l'enfer sur terre. Et pour la journée de repos, nous avons chacun une place de deux mètres sur 93 cm avec une minuscule couverture où l'on dormait et où l 'on mangeait en même temps. Nous étions forcés d'y rester pliés en deux la journée durant. Nous ne la quittions que deux à trois fois par jour pour aller au petit coin.
Vous a-t-on soumis à d'autres exactions ?
Absolument. Sous la menace de toutes les violences possibles, nous sommes régulièrement menés de force à la radio du Polisario pour enregistrer de très longues diatribes contre notre pays. Gare à celui qui ose refuser ! Qui pis est, nous étions systématiquement utilisés comme des pompes à sang : chaque fois que les responsables du Polisario le désiraient, on nous en prélevait de grosses quantités. Ce qui aggravait davantage la santé déjà vacillante des prisonniers. Bref, les sévices étaient infiniment nombreux. Beaucoup de camarades sont morts sous nos yeux à force d'être torturés. En tous les cas, j'ai écrit un livre où j'ai décrit en détail toutes ces pratiques. J'espère qu'il sera publié le plus tôt possible !
Qui étaient vos tortionnaires ?
C'était au nom du Polisario que nos tortionnaires agissaient, mais les militaires algériens n'étaient jamais loin. C'était eux qui étaient les chefs et qui décidaient de toute exécution sommaire. Les éléments du Polisario, obséquieux à l’extrême, ne faisaient en fait qu’obtempérer aux ordres de leurs maîtres.
Quelles sont les scènes de torture qui vous ont personnellement le plus marqué ?
Dans mon cas personnel, je dirais que je souffrais toujours. Mais je vais me contenter de vous raconter deux cas : le premier, c'était courant 1985. J'étais tellement excédé d'être obligé d'insulter mon pays via la radio que j'avais refusé catégoriquement de le refaire avec tous les risques que cela comportaient.
Comment vos geôliers ont-ils réagi ?
Comme je m'y attendais, non seulement j'ai été durement et violemment violenté, mais on m'a fait subir un supplice des plus inhumains. On me faisait transporter des briques très lourdes sur une distance de 500 m, suivi par un vieux sanguinaire sadique qui me fouettait, avec toutes ses forces, avec un câble électrique alors que je n'étais habillée que d'une petite chemise. Chaque coup déchirait quasiment ma peau. La douleur a été terrible, intense, insoutenable… Qui pis est, à force de marcher dans une chaleur incroyablement élevée (47°à l'ombre), car nous étions en plein mois d'août, la plante de mes pieds a été brûlée. N'eût été un médecin marocain, prisonnier avec nous lui aussi, qui a carrément coupé la peau sans aucune anesthésie pour pouvoir nettoyer les plaies, je ne serais peut-être plus là. Résultat : je me suis trouvé cloué au sol, incapable de marcher, pendant au moins deux mois. Or, sans égard à mon état de santé, j'ai été forcé de passer une fois de plus à la radio. Mais bizarrement, depuis ce jour-là, mes tortionnaires m'avaient laissé en paix, pour de bon.
Et le deuxième cas ?
Le 17 octobre 1987, un camarade s'était évadé à la tombée de la nuit. Le lendemain matin, tous les officiers ont été impitoyablement brutalisés, mais le pire était gardé pour le soir. Pour nous rabaisser, le responsable de la sécurité du Polisario avait imaginé un spectacle des plus dégradants. Il avait aligné les prisonniers non-officiers sur une distance que j'estimerais à 500 m. Ensuite, nous avions été contraints de ramper tout nus devant eux d'un bout à l'autre. Au retour, on recevait une pluie de coups de câble sur le dos et les fesses. C'était pour moi une grande humiliation que je n’oublierais jamais.
Qu'en est-il de l'État marocain ? S'est-il montré au moins reconnaissant ?
Non, malheureusement. C'était d'ailleurs la pire des humiliations. En plus d'avoir négligé intentionnellement, comme si nous étions des traîtres, nos propres enfants, nous n'avons aucune reconnaissance des terribles souffrances que nous avons subies. Dans l'espoir de nous rendre justice, j'ai écrit à plusieurs reprises à Sa Majesté le Roi, mais en vain. Je suis terriblement peiné par la sourde oreille que nous avons en guise de réponse à nos doléances somme toute légitimes.
Comment votre femme et vos enfants ont-ils vécu tout cela ?
En effet, j'avais laissé une épouse et deux bébés : un garçon de 360 jours et une fille de 15 jours. Ma femme les a élevés toute seule sans une quelconque aide de l'État. Si ce n'est ma petite solde de capitaine dans l'armée. Étant donné que je n'avançais pas en grade, elle est devenue au fur et à mesure insuffisante pour répondre aux besoins des enfants, et particulièrement quand ils étaient obligés d'étudier à l'étranger. Mon fils est parti en Roumanie et ma fille en France pour de longues études. Heureusement que ma femme avait eu un petit héritage qu'elle a vendu pour pouvoir leur payer les études. Car ils n'avaient droit, aussi aberrant que cela puisse être, à aucune bourse. Alors que les enfants des officiers, qui n'avaient jamais participé à une quelconque guerre, profitent allègrement de toutes sortes d'avantages. Ce qui rend, vous en conviendrez, mon sentiment d'injustice encore plus vif.
Votre retour devait être un terrible choc, n'est-ce pas ?
Et comment ! C'était une suite terrible de chocs. A notre arrivée à Agadir, nous nous attendions à être reçus avec les honneurs. Mais, à notre grande surprise, nous avons constaté que l'on se méfiait de nous comme de la peste. Pire, dans un premier temps, si injuste que cela puisse être, mes enfants ont été empêchés arbitrairement de venir à ma rencontre. Et comme tout malheur n'arrive jamais seul, nous avions appris une terrible nouvelle : nous partions à la retraite illico presto, sans aucune promotion. C'était d'autant plus inique que nous croisions nos camarades de promotion qui sont tous de très haut gradés avec tous les avantages que cela implique. Concernant ma famille, l'état de dénouement total dans lequel elle se débattait, je l’ai vécu comme un autre terrible traumatisme. Tout ou presque a été vendu pour payer les études des enfants. Quant au choc produit par le vieillissement de mes proches encore vivants, c'était une émotion indescriptible. Je saluais tout le monde avec des pleurs. Bref, je ne souhaite à personne de vivre ce que j'ai enduré.
Pourquoi ne pas ester en justice l'État marocain pour avoir vos droits et l'État algérien pour avoir des dédommagements ?
Ce n'est pas si simple qu'on le croit. Une poursuite est possible dans un pays de droit, ce qui est loin d’être le cas du Maroc. Sinon, nous aurions déjà notre dû le plus naturellement du monde. Quant à l'Algérie, c'est possible. Encore faut-il que les ex-prisonniers soient tous d'accord. En tous les cas, on verra bien. Quant à moi, pour le moment, je me concentre uniquement sur la publication de mon livre où je raconte mon destin on ne peut plus tragique.
En tant qu’Amazigh (Berbère), avez-vous été surpris par toute cette effervescence entourant l’amazighité à votre rapatriement ?
J’ai constaté effectivement qu'il y a des associations et un Institut royal amazigh, mais personnellement je ne me suis pas intéressé à tout cela. En fait, ma première préoccupation est la culture amazighe en elle-même. Sans plus. D’où mes recherches linguistiques dans le but de donner aux lecteurs les moyens de mieux comprendre le tamazight et le transcrire le plus efficacement possible. C’est ce qui a motivé mon choix de la rédaction d'une grammaire de cette langue. Les problèmes politiques me dépassent ; je préfère les laisser aux spécialistes en la matière.
Est-ce que, lors de votre terrible expérience, vous aviez l'occasion de parler en tamazight ?
Oui, j'avais tout le temps la possibilité de parler en tamazight. Mais je le faisais en cachette ou lorsque les gardiens ne nous écoutaient pas. Soupçonneux qu'ils étaient, ils auraient pensé qu'on les insultait.
Y avaient-ils beaucoup d'Amazighs avec vous ?
Il y en avait beaucoup. Nous parlions en amazigh instinctivement sans plus. Je trouve que c'est normal de communiquer en amazigh avec mes compatriotes.
Avez-vous commencé à rédiger votre livre sur la grammaire berbère pendant votre emprisonnement ?
En prison, je ne pouvais pas écrire et assurer la garde de mes documents. Mais j'avais bien pensé à la structure de ce que je devrais écrire. Ce n'est qu'après ma libération que j'ai commencé la rédaction qui m'a pris en tout deux années.
En tant qu'intéressé par la langue amazighe, dites-moi quelques raisons qui me pousseraient à acheter votre livre ?
C’ est le fait d'espérer découvrir le moyen d'écrire notre langue convenablement comme on le fait vous et moi actuellement en français. J'ai donc mis au point des règles grammaticales pour que nous écrivions tous de la même façon. Je crois fermement que l'essor de notre culture passe par la standardisation de la transcription de la langue amazighe.
Lahsen Oulhadj