samedi, novembre 10, 2007

Ma traduction en tamazight d’En attendant Godot

Après plusieurs mois de travail, je viens de boucler, enfin, la traduction en tamazight d’En attendant Godot, la célèbre pièce de l’auteur irlandais, Samuel Bekcett ! Mon défi était simple, et les lecteurs pourront en juger au moment venu, est d’exprimer toute la complexité occidentale que ce texte charrie dans la langue de Hemmou Outtalb. Encore faut-il qu’elle soit accessible au plus grand nombre.

Pour ce faire, j’ai essayé au maximum de ne pas succomber à la mode néologiste toujours très en vogue. Parce que, à mon humble avis, très facile et nullement intéressante. À trop forcer la dose, l’on crée carrément une nouvelle langue sans aucune assise sociologique et, partant, déconnectée de la réalité, de sa réalité. Donc forcément hermétique sauf peut-être pour quelques très rares initiés un peu têtus.

Pour autant, pour que le travail de traduction ne soit pas trop harassant, il faut impérativement avoir des outils –dictionnaires bilingues à titre d’exemple- à sa disposition. Comme vous le savez tous, dans le cas de notre langue, ils n’existent tout simplement pas ou pas encore. L’on n’espère bien entendu que les choses n’en resteront pas là. Comment faire alors ? Il ne faut donc compter que sur soi-même. En fait, cela fait plusieurs années que je glane, minutieusement, patiemment, le lexique amazigh en m’appuyant sur toutes sortes de supports. Qu’ils soient écrits ou oraux. À ce jour, en plus du fait que je maîtrise la langue amazighe, j’ai pu rassembler assez de matière pour pouvoir m’attaquer à En attendant Godot, un texte que d’aucuns n’hésiteraient pas à qualifier de particulièrement ardu. En réalité, j’ai en ma possession un lexique bilingue français/amazigh de ma propre fabrication. Qui sait ? Peut-être, il sera l’objet d’une publication lorsqu’il sera fin prêt. Il peut toujours être d’un grand secours pour ceux qui veulent, le cas échéant, traduire d’autres œuvres littéraires.

Quelle sont donc les difficultés que j’ai rencontrées pour réaliser ce modeste travail ? Primo, il y a effectivement la problématique, lancinante du reste, de la transcription. Si le choix de l’alphabet latin allait de soi, reste à savoir si ces différentes utilisations sont accessibles au plus grand nombre. Deux importantes possibilités- les plus connues- se sont présentées à moi. D’une part, il y a bien évidemment la plus ancienne, la transcription de Dda Lumulud avec ses lettres grecques partout. Que mes amis kabyles ne s’en offusquent pas, celle-ci n’est pas du tout simple. D’autant plus qu’elle n’est nullement prise en charge par les différents supports technologiques à notre disposition. D’autre part, il y a celle des Aït Souss, un peu plus récente, popularisée par le site bien connu, mondeberbere.com. Là aussi, elle n’est absolument pas pratique. Car avec les accents circonflexes partout, les sons emphatiques ne sont jamais bien précisés. En fait, il faut déjà connaître parfaitement bien le tamazight pour pouvoir le lire correctement. Pour ma part, pour ne pas rebuter le lecteur potentiel, j’ai résolu le problème en soulignant les sons emphatiques. Simplement. Tout en gardant les sons qui ne posent plus de problèmes ( x=kh, gh= r grasseyé…).

Secundo, comment faire d’une langue essentiellement orale, une langue d’écriture ? De fait, cette transition n’était pas vraiment un problème. Le tamazight devient de plus en plus une langue écrite. Disons-le franchement, et c’est à l’honneur de ceux qui griffonnent inlassablement leurs idées avec cette langue, elle n’est déjà plus uniquement orale. La preuve : nous pouvons maintenant être fiers d’avoir une production littéraire (création ou traduction) fort importante qu’il faut bien évidemment voir et regarder avec, systématiquement, un œil critique. Ce que j’ai fait. D’autant plus que j’ai déjà traduit en français nombre de poèmes amazighs. Et inversement. Par ailleurs, quelles sont donc les erreurs à éviter? Il faut toujours se dire si on se fait comprendre. Car lorsqu’on écrit on ne le fait pas que pour soi-même, mais pour les autres aussi. Il faut systématiquement être clair et sobre. Sinon d’un point de vue essentiellement technique, il faut éviter les répétitions qui alourdissent le texte, mais aussi les phénomènes linguistiques propres à l’oralité : « ay lligh » donnera « ar lligh » ; « jjenjem » donnera « ssenjem »; « ghwwad » donnera « wwad » … Il est bien évident que pour toute présentation, il faut renouer avec l’oralité. Histoire de se faire comprendre sans forcément sacrifier la rigueur.

Tertio, il y a lieu de résoudre ce dilemme : adaptation ou traduction ? Je sais qu’une adaptation de ce texte a été déjà réalisée que je n’ai pas jamais vue d’ailleurs. Je n’ai pas voulu faire la même chose. La raison est on ne peut plus simple : la pièce de théâtre existe dans bien de langues de part le monde. Sans que l’on n’y change absolument rien. Pourquoi ne pas faire de même avec le tamazight ? De plus, à titre personnel, si l’on adapte un texte, il vaut mieux aller plus loin : pourquoi ne pas en créer un autre ? Je dis cela sans vouloir jeter la pierre et encore moins préjuger des efforts de quiconque. Par ailleurs, sur quel texte donc je me suis appuyé pour ce modeste travail de traduction ? À dire vrai, j’ai vu et lu la pièce en anglais, mais c’était le texte français que j’ai retenu. Parce que tout simplement c’était, à ma connaissance, la première version écrite par Samuel Bekectt- il y a quelques différences minimes entre les deux. Même si, à mon sens, les deux se complètent. Il faut impérativement lire les deux pour pouvoir comprendre parfaitement bien le texte. Car l’influence de la culture anglaise de Bekcett sur son texte français est plus qu’une évidence.

Pour conclure, ne soyez pas du tout découragés, il n’y a pas que des difficultés dans l’écriture dans le tamazight. En plus de ce rapport affectif sincèrement valorisant que j’ai toujours eu avec ma langue maternelle, il y a cette jouissance difficilement descriptible d’y réfléchir, d’y penser, de chercher nerveusement un mot que l’on avait sur la langue, une expression idiomatique que l’on n’a pas utilisée depuis des années... Bref, il y a tout cet effort intellectuel et ce retour salutaire sur la langue, ma langue avec laquelle, pour la première fois de ma vie, j’ai découvert et nommé le monde. Une langue, que ce soit dit en passant, pleine d’énormément de ressources et d’une richesse qui en surprendra plus d’un.

Je conseille à tout un chacun de vivre une telle expérience au moins une fois dans sa vie. Il en gardera, éternellement, fondamentalement, un délicieux souvenir. Parole d’un Soussi !!

jeudi, novembre 08, 2007

Amazighité : armons-nous de nos… caméras !

C’est une lapalissade que de dire qu’Internet a été et est toujours une immense chance pour la culture amazighe. Et c’est vraiment le cas de le dire. Nul ne peut nier l’apport indéniable des sites amazighs. Que ce soit au militantisme ou à la promotion de notre si belle et riche culture. Grâce à eux, nous avons pu nous exprimer. Librement. Par écrit. Et même par la parole. Sauf qu’il y a un hic. Il ne faut jamais omettre que nous sommes, fondamentalement, dans une civilisation de l’image ou, du moins, dominée par l’image.

Pour ne pas être largués, il faut que nos Amazighs s’y investissent. Dare-dare. En fait, il faut tout faire pour relever ce défi on ne peut plus important. Comme vous le savez tous, les régimes arabistes au pouvoir dans nos pays ne veulent surtout pas que l’amazighité accède au monde magique de l’image... télévisuelle. La preuve : malgré les protestations silencieuses ou bruyantes de nos militants et de nos simples citoyens, ils renâclent encore et toujours à créer des télévisions amazighes. Car très conscients de leur impact massif sur les esprits et les consciences.

Eu égard à ce qui précède, comme toujours, il y aura certains lecteurs, négateurs par nature des évidences, qui peuvent être tentés par le scepticisme ? C’est leur droit le plus absolu, sauf qu’il faut qu’ils nous expliquent, pour quelle raison prend-on autant de retard à mettre sur pied la télévision amazighe au Maroc ? Manque de ressources financières nous décline-t-on sous tous les tons. Mais bizarrement le gouvernement de Rabat ne lésine jamais sur les moyens lorsqu’il s’agit de tout ce qui a trait à l’arabité, son arabité. Et même ce qui a trait à la francité- le scandale du festival de l’intolérance d’Agadir est d’ailleurs un bon exemple.

Idem pour l’Algérie. Si vous vous rappelez bien, l’on avait annoncé à un moment, pompeusement, la création d’une chaîne amazighe. Mais il semble que le projet soit tombé à l’eau. Définitivement. D’ailleurs, personne n’ose encore en parler. Et pourtant, ce n’est pas l’argent qui fait défaut. Comme vous le savez, si la junte militaire au pouvoir à Alger ne fait pas attention, elle risque, carrément, incessamment, de se noyer dans une mer de milliards de dollars. Des sommes colossales amassées non, hélas, en raison d’une quelconque créativité économique, mais grâce seulement et uniquement au pompage massif du pétrole... touarègue. Passons !

Et la vidéo fut

Les Amazighs n’ont aucunement le droit d’omettre l’importance de l’image. Il faut absolument qu’ils apprennent à l’utiliser. À bon escient. Il faut même qu’ils l’apprivoisent. Totalement. Et la faire la leur. Entièrement. Par tous les moyens. Il va sans dire que c’est une arme terrible. Les Soussis ont déjà montré l’exemple et tracé le chemin- ce n’est pas parce que je suis soussi que je dis cela. Il faut dire ce qu’il y a et rendre à César ce qui est à César.

Pragmatiques à l’extrême, ils étaient les premiers à user massivement de la vidéo. Depuis le début des années 80 du siècle passé. Ils ont produit un nombre incalculable de films, qui se vendent, précisons-le, comme des petits pains. Que ce soit bien évidemment dans l’immigration ou chez eux, dans le Souss. Et même ailleurs. Il faut savoir que tous les Amazighs du Sud du Maroc et même du Moyen Atlas raffolent de ces produits Made in Souss. Même certains Arabes pur sucre ne s’empêchent pas de se les procurer. Il faut reconnaître qu’ils ont, eux aussi, succombé au phénomène.

Quelles sont les raisons de cet engouement sur la production visuelle amazighe ? En fait, c’est très simple. Parce que les Amazighs s’y reconnaissent. Ils leurs parlent et parlent leur langue. N’ayons pas peur des mots, c’est ni plus ni moins qu’une petite révolution culturelle. Permise certes par l’évolution technologique. Surtout Internet et le DVD. Avec cette dernière technologie, l’accès de la majorité des Amazighs à leur production visuelle est devenue une réalité. Parce que facilement accessible. Ce qui n’était pas le cas de la cassette VHS, qui coûtait relativement cher.

Résultat des courses : les Soussis sont maintenant de parfaits professionnels de l’image. Ils ont même fait des envieux parmi les amazighophobes de tout poil. Pire encore, ils attisent carrément les convoitises. Exemple : avec la complicité scandaleuse du Makhzen, Ayouch fils s’est mis indûment dans la poche une grosse cagnotte sous prétexte de produire des films… amazighs. Devenus subitement et honteusement arabes sur les ondes de 2M, une chaîne -comme vous l’aurez remarqué- connue par son « amazighophilie » plus que désarmante.

Et les associations amazighes dans toute cette ébullition « imagière » ? Il y en a qui ont compris l’importance de l’image. C’est tout à leur honneur. D’ailleurs, l’on trouve facilement leurs vidéos sur Internet. C’est surtout les étudiants du Mouvement culturel amazigh (MCA) qui sont des pionniers dans ce domaine. Avec une simple caméra, ils filment toutes leurs manifestations. Ce qui est une idée on ne peut plus géniale. D’ailleurs, beaucoup parmi nous ont suivi les derniers événements sanglants des universités marocaines via Internet.

Mieux encore, qui aurait soupçonné l’existence de Tilmi et ses habitants oubliés et démunis ? Personne. Mais grâce au reportage sur leurs protestations, tout le monde a senti, sincèrement, de l’empathie, et même de la sympathie, pour eux. Touchées au plus profond d’elles-mêmes par la situation miséreuse de ces populations on ne peut plus amazighes, quelques âmes charitables pensent déjà à monter des structures associatives pour les aider. Tout cela grâce à la magie de… l’image.

Que l’on communique avec… l’image !

Revenons à nos associations amazighes ! Vous savez tous qu’elles organisent, régulièrement, des colloques qui traitent de toutes les thématiques. Parfois extrêmement intéressantes. Mais malheureusement, si vous n’y assistez pas, parce que vous habitez loin ou à l’étranger, vous n’en saurez jamais rien. Ce qui est dommage et triste en même temps ! Donc, pour que ces structures associatives se départissent de cette « rétention » non volontaire de l’information et de la connaissance, il faut impérativement qu’elles sensibilisent leurs jeunes militants à l’importance déterminante de l’image. Et pourquoi n’auraient-elles pas, carrément, des plans de communication ? Qu’elles se rassurent, cela ne demande que peu de moyens. Mais il exige beaucoup de volonté.

Comment doivent-elles procéder ? En réalité, c’est extrêmement simple. Étant donné que la vieille garde est dépassée à ce niveau, il faut penser à la jeunesse. Il faut donc former des équipes composées de jeunes militants au fait des techniques informatiques et Internet. Leur procurer une caméra ou même plusieurs. Si c’est possible bien évidemment. En tous les cas, chez nous, les caméras ne manquent guère. Il faut voir leur nombre dans les mariages même dans les patelins les plus reculés !

Toujours est-il que la mission qui sera assignée à ces équipes serait de filmer, systématiquement, toutes les activités associatives et les mettre prestement sur les incontournables dailymotion et autres youtube. Simplement. On ne leur demande pas de faire des reportages à la BBC. Même si avec le temps, ces reporters en herbe vont assurément s’améliorer. Ne dit-on pas que c’est en forgeant qu’on devient forgeron ? Et pourquoi tous ces jeunes ne deviendraient-ils pas de grands journalistes par la suite ? En tous les cas, rien n’est impossible. Il suffit d’un peu d’acharnement. Et tabler sur un changement politique, radical ou progressif, dans nos pays. Vers davantage de démocratie et de liberté pour notre peuple qui n’a que trop souffert.

L’on n’a pas besoin de dire et de répéter que sans l’image nous n’existons tout simplement pas. Il faut croire dans notre propre publicité, comme disent les Anglo-saxons. Sinon, on est « dead ». Direct. Il faut impérativement penser aux modalités d’exploiter, à défaut d’une télévision en bonne et due forme, les possibilités infinies offertes par Internet. D’ailleurs, et c’est vraiment rassurant, la Coordination des Berbères de France en a pris conscience. Plusieurs de ses activités sont filmées et diffusées sur la toile planétaire. Pour notre plus grande joie. Un exemple simple : cela fait des décennies que l’on nous parle de Salem Chaker, mais peu d’entre nous ont eu l’occasion de le croiser. Mais grâce à cette association dynamique qui l’a interviewé, nous avons pu, enfin, le voir et même l’entendre.

Que tous les Amazighs et leurs associations pensent sérieusement et réellement à investir l’image ! Massivement. Ils ont tout à y gagner et rien à y perdre.

jeudi, novembre 01, 2007

Un trouvère kabyle au « pays du soleil froid »

Rencontré chez lui en plein milieu de Montréal, Belkacem Ihidjaten est un homme de sens rassis, sagace et bien dans ses « babouches ». Comme diraient certains pince-sans-rire. Le sourire aux lèvres, il m’accueille les bras ouverts. Et m’invite to de go à m’attabler derrière sa demeure, dans ce qu’il aime appeler «son petit coin de Kabylie », un jardin soigneusement entretenu où poussent des figuiers, des poiriers et quelques légumes. Le front prématurément dégarni, la chevelure entièrement grise, le teint légèrement bronzé, le geste naturellement mesuré, l’homme inspire le respect et en impose en même temps. À cause peut-être de ce je ne sais quoi, difficilement définissable, consubstantiel aux personnalités des poètes, de tous les poètes.

Il faut savoir que dans la culture berbère, les croyances populaires, encore très vivaces, les assimilent encore et toujours à des êtres surnaturels ou du moins en contact, permanent ou épisodique, avec toutes sortes de génies du verbe et de la rime. Sans vouloir être excessif, ils ne sont pas seulement que révérés, mais carrément craints. Il ne faut même pas penser les offusquer. On ne sait jamais !

Même si je ne l’avais jamais rencontré auparavant, le courant passe immédiatement entre nous. Pour être tout à fait sincère, j’avais l’étrange impression que l’on se connaît depuis des lustres. Tellement sa manière d’être m’est familière. Un peu comme de vieux amis qui se retrouvent après des années de séparation. S’exprimant, indifféremment, en français et en berbère, notre discussion part sur les chapeaux de roue. Et c’est vraiment le cas de le dire. Car, par moment, afin de ne pas trop s’éparpiller en vaines digressions, je me battais les flancs, autant que faire se peut, pour cadrer notre échange. Sans forcément incommoder mon interlocuteur. L’appréhension du poète peut-être !

Sans affectation aucune et sans jamais se départir de ce bagout propre aux Méditerranéens, nous n’avons de cesse de discuter, des heures durant, de son cheminement créatif. Même si vraiment rien, de son propre aveu, ne le prédisposait à devenir un versificateur verveux et prolixe. Il se surprend lui-même, sincèrement, encore aujourd’hui, de tous les échos positifs qu’a rencontrés son œuvre ici et là. En tous les cas, pour lui, devenir poète «n’était dû qu’au hasard ». Un peu comme toutes les bonnes choses de la vie «ça n’a jamais été une entreprise mûrement réfléchie, c’est venu comme ça, tout naturellement».

Guerre et « vie »

Ouidja Boussad, de son vrai nom, est né un 11 juillet 1956 à Guendoul, un petit village, au fin fond de la Kabylie. Connue pour être extrêmement jalouse de son identité et de sa liberté, cette région du Nord de l’Algérie, désespérément et rageusement berbère, en a fait voir des vertes et des pas mûres à tous les colonisateurs qui osaient s’en approcher et a fortiori l’assujettir. Encore au jour d’aujourd’hui, elle continue à donner du fil à retordre au pouvoir central algérien. Bien que celui-ci use et abuse, tantôt, de la politique du bâton et, tantôt, de l’achat tous azimuts des consciences et des âmes. En fait, aussi loin que l’on remonte dans le temps, la Kabylie a sans cesse eu des rapports conflictuels avec toutes les forces qui voulaient lui mettre le grappin dessus. Et ce n’est pas près de changer.

D’ailleurs, la naissance de notre habitant du Pinde a coïncidé avec un autre conflit, autrement plus cruel. Il s’agit de celui qui a été lancé contre la France, la puissance occupante d’alors. Un véritable casse-pipe où se sont engagés les meilleurs enfants de la Kabylie. Sans aucune hésitation, massivement, corps et âme. « Ce n’est pourtant pas du fait de cette guerre que j’ai perdu mon père», m’avoue-t-il sans aucun trémolo dans la voix. « Je ne l’ai jamais connu, car il est décédé alors que je n’avais en tout et pour tout que 40 jours », ajoute-t-il. Placidement. Froidement. Sans que cela soit vécu comme un drame. C’est du moins l’impression qu’il donne.

À quelque chose malheur est bon, le petit Belkacem, en «sa qualité » d’orphelin et grâce -il faut quand même le préciser- au coup de piston salutaire d’un cousin éloigné, a été inscrit en 1962 à l’école primaire d’Imzizou, non loin de son village natal. Dans une Kabylie, appauvrie et saignée à blanc par huit longues années de guerre. Ce qui était à l’époque, comme on peut bien l’imaginer, un privilège que peu d’enfants de son âge pouvaient s’offrir. «Si je n’étais pas entré à l’école, en ce moment où je vous parle, j’aurais déjà une longue ‘’carrière’’ de berger derrière moi », reconnaît-il, ironiquement. « Ce qui n’aurait pas été vraiment grave. Qui sait ? Mon destin aurait peut-être été mieux », continue-t-il en esquissant un sourire fugace.

À la bonne école

Même s’il était scolarisé, il avait eu malgré tout sa part dans le «dur » métier de berger. Puisqu’il était le plus jeune de la fratrie, il devait donc garder les animaux domestiques de la famille. Comme tous les petits campagnards berbères de son âge. Mais rassurez-vous, ce n’était nullement une perte du temps. Loin s’en faut. Car, tout en gardant ses moutons, il a eu l’occasion de découvrir en même temps, grâce notamment aux bergers plus âgés, le patrimoine poétique kabyle.

Un précieux trésor charriant, depuis des temps immémoriaux, le génie créateur du peuple berbère et célébrant, dans toute sa splendeur, sa geste immensément riche. Dont bien évidemment les poèmes de l’aède légendaire Ssi Mhend Ou Mhend. D’ailleurs, à y regarder de plus près, la patte de ce dernier est on ne peut plus patente dans la poésie de notre amant des Muses. « Être berger était une petite école où j’ai appris énormément », résume-t-il, laconiquement, en assumant pleinement ce qu’il était.

Qui plus est, «les Kabyles sont tous quelque part des poètes », énonce-t-il très affirmatif. En fait, il n’a pas vraiment tort. Comme dans toutes les sociétés traditionnelles de par le monde, la poésie a eu et a de tout temps une place prépondérante dans toute production symbolique. Et les Kabyles, dans ce cas précis, ne dérogent pas vraiment à la règle. La poésie balise systématiquement tous les moments tristes ou heureux de leur vie. Pour les sceptiques, qu’ils testent le premier kabyle qu’ils croisent. Ils seront vraiment surpris !

Il ne faut pas non plus omettre le rôle de la radio dans cette initiation poético-musicale. Pour la télévision, elle n’était pas encore en vogue à cette époque-là. En tous les cas, même lorsqu’elle a été créée des années plus tard, les Kabyles n’y avaient tout simplement pas accès. En raison de l’idéologie intrinsèquement et ouvertement anti-berbère (feu Boumediène par exemple avait interdit l’usage en public du berbère) du régime algérien. La situation a-t-elle évolué depuis ? Oh que non ! Hélas, elle n’a pas bougé d’un iota. Nonobstant les discours pléthoriques et les promesses sans lendemain.

Reste que les premières années de l’indépendance, la radio publique algérienne- la chaîne 2 plus exactement- passait la musique berbère à des moments où justement le petit Belkacem gardait, tranquillement, ses moutons dans les hauteurs spacieuses de la Kabylie. « C’est-à-dire entre 6 heures et 9 heures du matin ; 15 heures et 21 heures. On écoutait Cheikh Nourdine, Chérif Khaddam, Nouara, Mohamed Saïd Ou Saïd... Mais Aït Mengelluet, malgré les reproches que l’on peut faire à l’homme, reste le poète qui m’a le plus marqué, car c’était et c’est toujours, à mon propre avis, un très fin connaisseur de l’âme berbère », explique-t-il admiratif.

Plus que fasciné par toute cette génération de chanteurs plus doués les uns que les autres, Belkacem, en autodidacte qui en veut, a décidé, en 1968, de fabriquer, tout seul, son instrument à cordes -une petite mandoline pour être plus précis- avec des matériaux de récupération. « C’était suffisant pour jouer mes premières notes », se rappelle-t-il les traits subitement rieurs. Et comme le hasard arrange bien les choses, son frère aîné a réussi, par on ne sait quel miracle, à se procurer une guitare qu’il cachait, indiquons-le, dans un galetas en dehors de la maison familiale. « Car il est hors de question de jouer de la musique en famille et encore moins en public. À cause de l’image dépréciative, voire péjorative, qu’ont les chanteurs dans l’imaginaire populaire. En fait, ce n’est pas les enfants bien nés qui deviennent des chanteurs. À telle enseigne que c’est quasiment assimilé à un déshonneur ineffaçable », précise-t-il sans épouser le moins du monde cette vision éculée des choses.

« Je n’avais pas trop le choix : si je voulais continuer ma passion, il fallait donc faire les choses, systématiquement, en cachette et me méfier de tous ceux qui pouvaient me dénoncer à la famille, se souvient-il amusé. Un jeu du chat et de la souris s’engagea alors avec mon entourage. Un exemple. En pleine chaleur torride de l’été, même si c’était cocasse comme situation, je n’hésitais pas à mettre mon burnous de laine épaisse pour une seule et unique raison : y dissimuler, discrètement, la guitare que je dérobais à mon frère, car lui non plus n’était point au courant. »

Écolier consciencieux

Chemin faisant, pour suivre sa scolarité, il est obligé de rejoindre tout naturellement le collège de Mekla, à quelques encablures de son village. En même temps, sa maîtrise de la guitare étant devenue assez suffisante, il était donc systématiquement sollicité pour animer les fêtes scolaires. « Ma première présentation publique a été dans le cadre des activités culturelles de mon collège : j’ai accompagné une camarade de classe, très douée d’ailleurs, pour interpréter l’une des dernières chansons d’Aït Menguellet à cette époque-là ; nous avions fait, tous les deux, bonne impression », note-t-il, un rien fier de son exploit.

Dans le village, et surtout dans les mariages pendant les vacances estivales, c’était lui qui faisait systématiquement de l’accompagnement, mais toujours en retrait, en catimini. « Il faut tout faire pour que cela ne se sache pas, à cause de cet interdit absurde qui frappe la musique et les musiciens », explique-t-il. En disant cela, il se lève tout d’un coup et part, à la hâte, chercher sa guitare d’une prestigieuse marque à l’intérieur de la maison. Et ce pour interpréter, excellemment bien, quelques morceaux de son répertoire musical. Avec ses rythmes berbères délicatement tristes, qui arrachent forcément une larme ou deux si on est un tantinet sensible. Un moment après, il s’arrête tout d’un coup et dit, pédagogue : « En langue berbère, on ne joue pas la guitare, mais on la frappe ( kkat), pour en sortir peut-être toute la tristesse qui nous habite et toutes les blessures qui se cachent dans les plis de notre âme. »

Exceptionnellement doué en mathématiques, le jeune Belkacem s’inscrivit, en 1974, au lycée technique de Dellys, l’un des hauts lieux de formation de la future élite algérienne post-indépendance. Et qui dit élite, dit forcément un traitement de faveur. « Vu le programme très chargé à coups de matières scientifiques (mathématiques et physique), le lycée était pourvu d’un corps enseignant très compétent et de toutes sortes de commodités pour y rendre notre passage moins ardu. D’ailleurs, il possédait une salle de musique extrêmement bien équipée où j’avais l’occasion, pour la première fois de ma vie, de toucher à tous les instruments de musique : mandoline, banjou, luth, basse... », se remémore-t-il, timidement rêveur.

À ses débuts au lycée, il a commencé à tâter le terrain de la création. Il n’a donc pas hésité à griffonner sur papier ses premiers vers. Sur quoi portent-ils ? « Les amours de jeunesse bien évidemment, les contingences de la vie et les soucis quotidiens, souligne-t-il. Certains de ces poèmes sont sous forme de chansons que je vais un jour éditer. En tous les cas, je vais saisir tout ce que j’ai écrit dans les années 70 pour en faire un recueil. J'en ai gardé une grande partie dans mes archives personnelles. »

Émoi

Pour autant, comme on l’a souvent appris nous-mêmes à nos dépens, la vie n’est malheureusement jamais un long fleuve tranquille. Le lycéen privilégié qu’était Belkacem, a eu le premier choc de sa vie. Il faut bien que cela arrive, comme diraient certains cyniques. C’était en raison de l’arrestation du groupe de Mohamed Haroun en 1976, un ancien élève du lycée de Dellys, accusé d’avoir posé des bombes dans certains édifices de l’État algérien. Justement pour protester, dans un geste désespéré, contre la politique anti-berbère du régime de l’ex-président Boumediène.

Ce jour-là, tous les services de sécurité que comptait le régime algérien ont fait une descente impressionnante dans ce fameux lycée d’habitude on ne peut plus paisible. Encerclé de toutes partes, il est passé méticuleusement au peigne fin et ses 400 élèves, tous kabyles, terrorisés des heures durant. Pour preuve, ils ont subit toutes sortes d’interrogatoires, plus musclés les uns que les autres. Ce qui ne pouvait ne pas laisser des traces indélébiles sur de jeunes adolescents à la fleur de l’âge.

« Pour vous donner une idée de ce que nous avons subi : tous nos matelas ont été mis en charpie à la recherche de tout document en berbère. Pour éviter tout problème, j’ai été obligé, la mort dans l’âme, de jeter le seul dictionnaire berbère que je possédais», regrette notre troubadour des temps modernes. Toutefois, tout n’était pas noir, car à cette même époque il s’essayait au métier de compositeur. « En 1976 plus exactement, j’ai écrit, rapporte-t-il, quelques chansons dans notre bon vieux style traditionnel que j’ai données gracieusement à quelques chanteurs que je connaissais. »

Son baccalauréat en poche, il dut encore une fois déménager en quittant, cette fois-ci, sa Kabylie natale. Direction l’université d’Alger. Issu d’un lycée prestigieux à cheval sur l’excellence, son passage y a été quasiment une promenade de santé. Il a même été dispensé de plusieurs matières. C’est vous dire. Ayant plus de temps libre, il ne s’est jamais séparé de sa guitare. Toujours en bandoulière, il écumait systématiquement les soirées estudiantines. Sans jamais négliger ses études. Bien évidemment. Car, au bout d’un parcours forcément sans faute, il décrocha, haut la main, son diplôme d’ingénieur.

Il fallut donc penser à l’inéluctable service militaire. Et là, sa guitare allait lui être d’un grand secours. « Lors d’une présentation musicale privée, un haut gradé de l’armée, kabyle lui-même, qui était présent par le plus grand des hasards, a trouvé mon jeu de guitare excellent. S’informant sur mon cas, il a décidé que je devais passer mon service militaire à Alger même. Et pas n’importe lequel. J’ai été chargé d’une mission extrêmement délicate et importante : avoir la responsabilité du transport de tous les impressionnants engins destinés à la construction du monument dédié aux martyrs en plein centre d’Alger», explique notre rimailleur des monts du Djudjura. « Sinon, dans la caserne, nous ne sommes pas restés les bras croisés, ajoute-t-il, nous avions monté un orchestre qui participait, régulièrement, à toutes sortes de festivités à caractère officiel. »

Libéré, enfin, de ses obligations militaires et encore pratiquement frais émoulu, il est nommé immédiatement à Djelfa, aux confins du Sahara. Mais au bout de neuf ans de bons et loyaux services, il demanda sa mutation qu’il n’a obtenue qu’après avoir mis sa démission sur la table. Un homme de caractère ? Certainement. Même s’il va s’en défendre. Muté donc au Nord-Ouest algérien, et plus exactement à Oran, il est promu directeur d’une entreprise publique. Avec… 150 personnes sous sa responsabilité.

Vu qu’il en avait les moyens, il ne s’est jamais empêché de voyager un peu partout. Parmi ses destinations les plus prisées : l’Europe et l’Afrique figurent en haut de la liste. Sans vouloir succomber au cliché, ne dit-on pas que les voyages sont formateurs ? Ce n’est certainement lui qui va le nier. Mais côté poésie, c’était une très longue traversée de désert. En revanche, la guitare était fréquemment présente. Peut-il en être autrement ? Car il faut voir comment il en parle. Que des éloges à n’en pas finir ! Toujours est-il qu’avec des amis ou des collègues, kabyles ou pas, des soirées sont régulièrement organisées. « Histoire de passer un bon moment ».
Et le terrorisme s’en mêle

Il en sera ainsi jusqu’à l’irruption violente, au début des années 90 du siècle passé, de l’hydre terroriste, qui a fauché, impitoyablement, des milliers de vies innocentes. Dont celles de deux des plus proches amis de notre chansonnier. « Massacrés d’une manière on ne peut plus barbare ». Ayant reçu lui-même des menaces de mort, il fallait donc sauver sa peau. Aucun autre choix, il faut déguerpir. Dare-dare. Hic et nunc. Il vint s’installer avec femme et enfant- il en a juste un seul- «au pays du soleil froid », le Québec.

Passés les premiers mois de son établissement à Montréal, la désillusion commença à pointer son nez. Comme tout immigrant nouvellement arrivé, il a eu énormément de difficultés à trouver un travail correspondant à ses qualifications. Il a fallu en conséquence se trouver une occupation pour tuer le temps, lui, qui était toujours occupé. En fait, il n’avait jamais imaginé qu’il se trouverait, un jour, dans une telle situation. « J’ai commencé, relève-t-il, à écrire des poèmes que je ne prenais jamais la peine de finir. Si je les avais tous finis, j’aurais certainement publié 100 livres. » À la même période, la rencontre avec un compatriote kabyle, et poète de son état, changera radicalement l’idée qu’il se faisait de lui-même. « Une petite comparaison entre nos poèmes m’a convaincu que je faisais mieux, se rappelle-t-il. Cela m’a encouragé à aller de l’avant et à penser sérieusement à la publication. »

Même s’il refuse, avec beaucoup d’entêtement, de temps à autre, l’étiquette de poète, passer à l’écriture était loin d’être une chose aisée. Au fond, moins pour le caractère essentiellement oral de la culture berbère, qu’en raison du poids oppressant du contrôle social et des traditions avec leur lot d’interdits. « Car je brise cette tradition, absurde au demeurant, qui veut que je ne fasse pas de la poésie, note-t-il. D’ailleurs le premier livre a été, pour moi, une torture parce que la brisure est profondément ancrée en moi ». « Écrire est un problème, publier en est un autre », résume-t-il nerveusement.

« Hymne à ma culture »

Que ses fidèles lecteurs le tiennent pour acquis, en ce moment même, il est en train de faire un livre témoin où il va compiler ses meilleurs poèmes, choisis par quatre personnes différentes. « Alors que je m’attendais à ce qu’il n’en y ait pas suffisamment, je me suis trouvé avec un nombre important de poèmes », s’étonne-t-il, pas encore convaincu par la qualité de sa poésie. Peut-être à cause de cette modestie chevillée au corps de tous les Berbères. Pas toujours, il faut le dire et le répéter, de bon aloi.

Par ailleurs, comment peut-il expliquer cette frénésie poétique –cinq recueils en peu de temps ? À l’en croire, l’inspiration ne le quitte presque jamais. Tout est prétexte à l’écriture. Parfois le mot le plus simple peut être source d’un jaillissement poétique. « Quelque étonnant que cela puisse être, 90% de mes poèmes me viennent à l’esprit en roulant en voiture. Dès que j’en ai l’occasion, je griffonne tout sur un petit calepin qui m’accompagne tout le temps », souligne-t-il. Et pourquoi la poésie et en kabyle ? La réponse est on en peut plus simple : « Je veux transmettre ma berbérité aux générations futures. »

Quant à la forme traditionnelle du poème berbère qu’il a fait sienne et qu’il a remise au goût du jour, il s’en explique ainsi : « Un poème de neuf vers est non seulement facilement mémorisable, mais aussi ramassé, nerveux, car on va à l’essentiel, sans tourner indéfiniment autour du pot. » Et quid des mots crûs qu’il n’hésite pas à employer dans sa poésie et que certains qualifieraient de choquants ? « Je ne me suis pas exilé au Québec pour m’autocensurer », dit-il en balayant d’un revers de main ce genre de critiques qui, «en oubliant souvent l’essentiel, font une fixation sur les détails ».

Pour conclure, on ne peut ne pas évoquer avec notre poète la solution de la question berbère extrêmement sensible pour les régimes nord africains. Il a d’ailleurs un avis sur le sujet. « Il ne faut pas se nourrir indéfiniment d’illusions. Tant et aussi longtemps que notre langue n’est pas officialisée, notre peuple restera ad vitam aeternam non-reconnu, c’est-à-dire inexistant », tranche-t-il, péremptoire. D’après lui, il faut donc tout faire pour que « notre reconnaissance soit, réellement, officielle et institutionnelle ». Avec bien entendu une démocratisation en bonne et due forme. Ce serait, à coup sûr, le début de la résolution de notre problématique. Même si beaucoup s’inscriraient en faux par rapport à sa vision, seul l’avenir est à même de la confirmer ou de l’infirmer. Wait and see.