dimanche, novembre 05, 2006

Égypte : vers une république monarchique !

République monarchique dites-vous ? Je suis intimement convaincu que vous ne trouverez jamais rien de poétique à cet assemblage pour le moins insolite. S’il ne vous choque pas, il doit tout au moins vous surprendre. Et pour cause. En principe, et nous le savons que trop bien, les systèmes républicains ne sont jamais dynastiques. Mais il en va tout autrement pour certains dictateurs. Après avoir passé toute leur vie au pouvoir, ils veulent en quelque sorte s’y éterniser, symboliquement. Comment ? En prenant toutes sortes de soins pour le léguer à leur chère progéniture après leur décès.

Après la Corée du Nord, la Syrie, le Congo Kinshasa, le Togo, il appert que l’Égypte, ce grand pays dépositaire d’une civilisation prestigieuse plusieurs fois millénaires, caresse de plus en plus le projet de rejoindre le club très fermé des républiques dynastiques. Il faut dire que le régime baâthiste syrien – qui n’est ni géographiquement ni culturellement loin - y est probablement pour quelque chose.

En effet, la Syrie a été le premier à donner le la en instituant ce nouveau système politique ô combien inédit ! Au grand dam de tous les démocrates du Moyen-Orient et même d’ailleurs. Saddam aussi allait probablement suivre, mais l’intervention anglo-américaine à mis un coup d’arrêt brutal à son rêve. Le très fantasque et non moins excentrique Kaddafi n’est pas en reste. Il n’a pas non plus résisté, semble-t-il, à cette nouvelle mode. À bien suivre l’actualité libyenne, tout indique qu’il est en train, lui aussi, de préparer progressivement l’un de ses rejetons à la fonction suprême. Tout un programme prometteur !

Qu’on se le dise en toute franchise, hormis un ou deux pays dans le monde, cette bizarrerie politique a fini par devenir l’apanage des régimes autoritaires arabes anciennement progressistes. Ce qui constitue un véritable pied de nez à l’Histoire lorsqu’on sait qu’ils sont arrivés (en Égypte et en Libye plus particulièrement) au pouvoir à la faveur de coups d’État contre leurs propres monarchies, jugées à ce moment-là rétrogrades, réactionnaires et, comble des infamies, inféodées à l’Occident "impérialiste ".

Pire, pendant des décennies, ils ne se sont pas embarrassés, vu les moyens financiers importants en leur possession, de chercher des poux aux autres monarchies voisines. Ils sont même allés très loin, trop loin en n’hésitant pas à comploter contre elles. Afin de les chasser du pouvoir, ils ont financé et même hébergé, dans certains cas, toutes sortes de mouvements pseudo-révolutionnaires d’obédience stalinienne. Mais en vain. Car ces monarchies sont toujours là et se sont même avérées, au fil du temps, plus stables, moins chaotiques et pour certaines économiquement viables, si ce n’est carrément très prospères.

Exemple syrien

Si paradoxal que celui puisse être, lors de l’accession tragicomique de Bachar au pouvoir en Syrie, le président égyptien Moubarak – appelé ironiquement par ses multiples contempteurs le Pharaon d’Égypte- a été peu amène avec ses confrères arabes qui penseraient céder le pouvoir à leurs enfants. Mais depuis, elle a viré sa cuti, radicalement. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Car le vieux raïs a fini par trouver du bon à cette invention typiquement tiers-mondiste, promise à un beau succès au Proche et au Moyen-Orient.

Même si dans certains milieux politico-intellectuels égyptiens, c’est plutôt la Première Dame, Suzanne Moubarak, que l’on croit très influente et même très puissante, qui est la principale instigatrice d’un tel projet politique pour le moins loufoque. Tellement qu’il choque plus d’un. Aux premiers desquels, les premiers concernés, les Égyptiens eux-mêmes.

Après une présidence qui va être probablement à vie, vu son âge très avancé-78 ans- et sa santé pour le moins vacillante, Housni Moubarak, même s’il n’a de cesse de le nier, nourrit le secret dessein – certes non encore assumé publiquement- de voir son cadet Gamal lui succéder. D’autant que le vide crée et savamment entretenu autour de lui, pendant des années de son règne, arrange bien ses calculs- il n’a pas de vice-président par exemple. En fait, aucune autre alternative n’est possible. L’on se trouve donc devant une seule et unique solution : celle de la succession du fiston ou le chaos – ou le déluge. Il faut dire qu’il y a des signes avant-coureurs qui ne trompent pas. Ce qui donne libre cours à toutes sortes de spéculations de plus en plus fondées.

En effet, depuis 2000, après la mise à l’écart de son grand frère, Alaa, impliqué dans une série de scandales de corruption qui ont défrayé la chronique, Gamal est propulsé subitement au devant de la scène. En prenant bien sûr le soin de ne pas refaire le scénario à la syrienne, qui a fait rire le monde entier tellement que c’était ridiculissime. À titre de rappel, Bachar, inconnu jusqu’alors y compris de ses propres compatriotes, s’est vu installer au pouvoir, au pied levé, peut-être même contre son gré. Car il n’a jamais été question qu’il succède à son paternel. C’était plutôt son aîné mort tragiquement et brutalement dans un accident de circulation que l’on préparait, depuis belle lurette, à la fonction suprême.

En sus, l’Égypte n’est pas la Syrie. Il faut donc absolument un semblant de légitimité à celui que l’on veut introniser. Il est donc impérieux de s’atteler à élaborer une stratégie implacable, qui ne souffre d’aucune faille. Pour que tout se passe dans les meilleures conditions possibles. Ce que l’on n’a pas tardé à faire et même à la mettre en branle, tambour battant. En dépit d’une suite de dénégations officielles -qui ne convainquent personne du reste-, on ne peut que constater que Gamal prend de plus en plus ses marques, sous l’œil bienveillant et affectueux du président, plus que jamais en patriarche attendant, l’esprit tranquille, la fin de ses jours.

Pour peaufiner sa stature d’homme d’État, on use et on abuse de tous les procédés politico-médiatiques. Ainsi, du jour au lendemain, Gamal est devenu, comme par enchantement, plus que présent sur tous les fronts et surtout dans le parti de son géniteur, le Parti national démocratique (PND). En un de temps record et d’une manière fulgurante, - en poussant ses pions dans toutes les directions et en écrasant au passage et sans ménagement tous les caciques du régime qui lui sont opposés- l’héritier putatif y a gravi tous les échelons pour en devenir un véritable ponte. Et pas n’importe lequel ! Il préside aux destinées de son puissant comité politique. Celui-là même qui décide du cours à donner aux orientations politico-économiques futures du parti et même du gouvernement. C’est vous dire…

Qui plus est, on le voit de plus en plus mordre sur les plates-bandes du président, ce qui ne serait certainement possible sans le feu vert de celui-ci. Désormais, il peut évoquer librement des sujets extrêmement sensibles, qui jusqu’à récemment sont du ressort unique et exclusif du chef de l’État. Ses propos dernièrement sur la nécessité pour l’Égypte de se doter d’une véritable technologie nucléaire, pour être, selon lui, moins dépendante de l’électricité hydraulique, n’ont pas passé inaperçus ; ses interventions sur la question palestinienne non plus ; de même que ses critiques acerbes du projet américain du Grand Moyen-Orient...

Lors du dernier congrès du PND, les allusions à la future intronisation de l’héritier présomptif ont fusé de toutes parts. Ce qui est tout à fait normal lorsqu’on sait le manque flagrant de toute démocratie au sein de ce parti. Il faut juste enregistrer les volontés de son président et on se tait. Telle est sa mission. Il est donc normal que l’on prépare de plus en plus l’opinion publique à une éventuelle le fils au " trône " à moins que ce soit juste des ballons d’essai. Et ce n’était pas Houssam Badraoui, l’un des membres influents du PND, qui le démentirait. " Il est de notre droit de choisir l’homme le plus à même de diriger notre parti, a-t-il affirmé en parlant de Gamal. Et à lui seul de refuser ou d’accepter. À mon sens, il ne s’agit en aucun cas d’une succession. "

Résignation

Dans une déclaration à la presse, Mohamed Habib, le bras droit du guide général de la puissante association des frères musulmans, considérée à juste titre comme l’opposition la plus structurée et la plus organisée au régime de Housni Moubarak, a affirmé que les préparatifs que le fils prenne la relève du père sont très avancés. " Aucune force, a-t-il expliqué, un peu désabusé et carrément fataliste, ne peut arrêter ce processus à moins qu’il y ait un très grand mouvement populaire. Et rien ne nous garantit qu’il y en aura un à l’avenir. "

Si du côté des puissants frères musulmans, on a adopté le profil bas, ce n’est pas le cas pour le mouvement " Kifaya " ( ça suffit en arabe), qui n’a de cesse depuis 2004 de protester et même d’organiser des manifestations un peu partout sur le territoire national. Contestataire jusqu’au bout des ongles et rassemblant des hommes et des femmes de toutes les tendances politiques présentes dans le pays des Pharaons (les Islamistes, les communistes, les socialistes révolutionnaires, les nassériens...), il a formulé plusieurs revendications que l’on peut résumer en deux points -même s’il a mis, comme on peut le constater, la barre trop haut : le départ de Housni Moubarak du pouvoir et la réalisation de réformes en profondeur pour sortir, enfin, la société égyptienne de son sous-développement chronique.

Malgré quelques coups d’éclat qui lui ont fait gagner la sympathie de la presse internationale, " Kifaya " peine à rassembler au-delà des personnes qui lui sont déjà acquises. Souvent des intellectuels, des journalistes, des avocats... Alors que l’écrasante majorité du peuple est totalement indifférente. Pour beaucoup cette situation est due au règne de Housni Moubarak, marqué par l’état d’urgence auquel il ne veut jamais mettre un terme. Ce qui a pour incidence directe la dépolitisation totale des Égyptiens. Un phénomène que l’on peut facilement constater pas uniquement en Égypte, mais dans tous les pays arabes. Il faut dire qu’une telle situation arrange bien leurs régimes connus pour leurs mœurs antidémocratiques.

De plus, la conjoncture socio-économique est tellement difficile que les citoyens ne pensent plus qu’à joindre les deux bouts et à manger à leur faim. C’est connu, lorsqu’on a le ventre creux, on ne s’intéresse plus à rien. " D’où un désengagement général des Égyptiens et leur attitude passive et fataliste ", a expliqué au journal le Monde, Rifâat Al-Said, le chef de l’un des partis de l’opposition.

Quoi que fassent les opposants au régime de Housni Moubarak, il est bien évident qu’ils ne pèsent pas vraiment lourds devant sa puissance. Le spectre, pire le cauchemar, de voir le fils accéder à la fonction suprême se concrétisera à coup sûr. À moins d’un événement inattendu qui vient chambouler le tout. En attendant, la démocratie, la vraie, sera jetée encore une fois aux calendes grecques. Pour le grand désespoir de tous les démocrates égyptiens, qui souhaitent un tout autre destin à leur pays.

Seul ombre au tableau, la position de l’armée. Est-elle d’accord ou non ? Pour le New York Times, la question est loin d’être tranchée. Car contrairement à son père, Gamal n’a jamais fait partie de la Grande Muette. Et si jamais, il accède au pouvoir, ce serait une première. Et pour cause. Depuis 1952, tous les présidents qui se sont succédé au pouvoir en Égypte viennent justement de l’institution militaire. Wait and see !

Adoubement de l’Oncle Sam
À la fin de mai 2006, lors d’une visite officiellement " privée " à Washington, Gamal a eu plusieurs entretiens avec plusieurs personnalités importantes dans l’administration américaine. Au premier desquelles le président Georges Bush, le vice-président Dick Cheney et le conseiller pour la sécurité nationale Steve Hadely. Est-elle pour tâter le pouls des officiels américains ? Est-elle un pas de plus dans la confirmation de la succession de son père ?

Toujours est-il que l’on a accueilli avec la dignité qui sied à son rang. Reste que l’impression des Américains a été largement exprimée, d’une manière on ne peut plus claire, par Robert Zulick, l’ex-secrétaire d’État adjoint auprès de Condoleeza Rice. Jugeons-en ! " C’est une personnalité exceptionnelle, a-t-il dit devant un parterre de journalistes, qui est à la tête d’un courant réformateur et qui participe activement au processus des réformes en Égypte, contrairement aux autres membres traditionnels du parti national démocratique ".

En d’autres termes, on ne pense que du bien de Gamal. Certains n’ont pas hésité à interpréter ses propos sibyllins comme une bénédiction à peine voilée. Il faut dire que l’échec en Irak a fini par échauder les Américains qui ne peuvent pas se permettre de déstabiliser l’Égypte avec leurs histoires de démocratisation. Un pays qui est l’un de leurs alliés le plus sûr, le plus stratégique et qui reçoit le plus d’aide de leur part au Proche-Orient, après bien évidemment Israël. Tant que le dauphin protégera leurs intérêts, il est fort probable qu’ils s’en accommoderont très bien. L’on assistera alors au retour au pragmatisme politique qui a toujours caractérisé la politique étrangère américaine envers les pays arabes. Après la parenthèse malheureuse de démocratisation à la hussarde en Irak de Bush et de son équipe de faucons et autres colombes, on revient donc à plus de réalisme. C’est du moins ce qu’on peut en conclure.

Mais il y a hic. Une Égypte monarchique risque de faire boule de neige. Les autres pays arabes, qui n’attendent que cela, vont tous suivre vu la place importante de ce pays, considéré dans l’imaginaire arabe, à tort ou à raison, comme un modèle à suivre. Ainsi, la liberté, l’alternance politique, la bonne gouvernance et la démocratie au Proche et au Moyen-Orient continueront à faire antichambre. Peut-être pour toujours pour le grand bonheur de tous les extrrémismes, qui trouveront là un terreau fertile pour prospérer encore et encore.

mardi, octobre 10, 2006

Triste semaine pour les journalistes

Ce que l’on craignait est enfin arrivé. Anna Politkovskaïa, l’une des plus célèbres journalistes russes, est tombée, dimanche dernier, sous les balles assassines de ses ennemis que l’on sait très nombreux. Tellement cette dame frêle, mais ô combien courageuse !, dérangeait par sa plume des milieux on ne peut plus puissants. Pourvue d’une langue bien "pendue " et une plume acerbe, elle ne s’embarrasse jamais de critiquer, d’une manière frontale, l’homme le plus puissant de Russie, Poutine, et la politique pour le moins meurtrière qu’il mène tambour battant en Tchéchénie.

Rentrant tranquillement chez elle ses courses à la main, ses tueurs l’ont liquidée, dans l’ascenseur de son immeuble, froidement, et d’une manière "professionnelle ", selon les propres termes de la police moscovite. Il faut dire qu’elle était régulièrement menacée. Elle ne le savait que trop bien. Elle a d’ailleurs été victime en 2004 d’une tentative d’empoisonnement dans l’avion qui la menait pour couvrir la fameuse tuerie de Beslan. Mais elle s’en est sortie, miraculeusement.

Enivré par les recettes astronomiques du pétrole, le président Poutine a les coudées franches et surtout des moyens immenses pour continuer d’asseoir une véritable autocratie en Russie. Après avoir fait taire tous les nouveaux riches, soupçonnés d’avoir des velléités démocratiques, et qui auraient pu, le cas échéant, lui faire de l’ombre, il s’est attaqué à la presse avec une violence inouïe. Il n’hésite pas à employer la manière la plus radicale. Il ne recule devant rien. Tous ceux qui peuvent lui poser problème sont tués. On compte d’ailleurs, selon le Comité de protection des journalistes, organisme basé à New York, 42 assassinats non élucidés de journalistes en Russie, plaçant ainsi ce pays sur le podium des pays les plus dangereux au monde après l’Irak et l’Algérie.

Pour autant, le tollé quasiment planétaire provoqué par le meurtre de Poltkovskaïa a probablement mis le maître du Kremlin dans l’embarras. Après un silence très révélateur, il a enfin brisé le silence pour promettre de faire une enquête pour confondre le criminel ou les criminels. Mais personne n’y croit réellement. Surtout la Novaïa Gazeta, le magazine où travaillait Anna Politkovskaïa. Elle a d’ores et déjà offert 1 million de dollars à toute personne à même d’aider à faire la lumière sur cette triste affaire. C’est vous dire à quel point elle fait confiance à la justice russe.

La deuxième triste nouvelle est le décès dans des conditions pas tellement claires du talentueux journaliste africain et le correspondant attitré de Radio France Internationale au Cameroun, David Ndachi Tagne. Pour ceux qui écoutaient, régulièrement, cette célèbre station, ils ne pouvaient tout simplement ne pas le connaître. Tellement ces reportages sont toujours extrêmement bien faits et très enrichissants.

Il faut dire que ce professionnel hors pair est une tête bien faite. En fait, il est titulaire d’un doctorat en littérature africaine et a même publié nombre d’ouvrages savants à ce sujet. D’autant plus que sa longue carrière journalistique, commencée en 1979, a fait de lui un homme d’expérience très respectée par ses pairs et ses auditeurs. Ce que confirme amplement cette phrase qu’on peut lire sur le site Internet de RFI : "David Ndachi Tagne, c'était l'honnête homme, un grand journaliste, une voix, une présence qui s'imposait tout naturellement. "

La dernière nouvelle tout aussi triste, mais un peu moins grave, parce qu’il ne s’agit pas, heureusement, de mort d’homme, concerne le correspondant du quotidien français le Figaro en Algérie, Arezki Aït Larbi. En allant retirer son passeport, il a été informé que son document a été bloqué par la police pour une étrange affaire de diffamation qui remonte à très loin, en 1997 plus exactement. Manque de bol, il apprend, complètement abasourdi, coup sur coup, qu’un mandat d’amener a été lancé contre lui et qu’il a même été condamné par défaut à une peine de 6 mois. Tout cela sans qu’il en sache absolument rien.

Ce qui a fait dire à l’intéressé, plus que désabusé, que "tant de coïncidences ne sauraient relever d’un simple dysfonctionnement bureaucratique, mais elles sont liées à la volonté des autorités de lui refuser son accréditation en tant que correspondant d’un quotidien étranger et aux pressions récurrentes visant à l’empêcher d’exercer son métier ".

Décidément les journalistes algériens ne sont pas au bout de leur peine. Après la décennie noire où plusieurs dizaines des leurs sont morts sous les balles de terroristes de tout poil, voilà que le régime, requinqué lui aussi par les recettes du pétrole, s’y met aussi en réprimant à tout bout de champ. D’ailleurs l’une de ces victimes les plus connues n’est autre que le directeur du défunt quotidien Le Matin, Mohamed Benichou, qui a passé deux ans en prison. Son seul et unique crime, il a écrit un livre sur le président algérien, A. Bouteflika.

Comme on peut le constater, ce qui relève de la norme dans les pays démocratiques est loin d’être le cas sous d’autres cieux. Comme quoi la lutte pour la liberté de la presse et la démocratie doit être permanente et sans relâche. Car beaucoup de régimes autoritaires n’attendent que la moindre petite occasion pour condamner illico presto les rares espaces de libertés que les démocrates ont acquis de haute lutte. À nous de les soutenir, en en parlant par exemple !

lundi, octobre 09, 2006

Libération : un grand journal à vau-l’eau

Depuis le lancement de son premier numéro sous forme de quatre pages le 18 avril 1973, Libération (appelé Libé familièrement par ses lecteurs)a connu des hauts et surtout des bas. La première grande crise de ce journal estampillé à gauche, voire extrême gauche, date de 1981. Paradoxalement, l’année même où la gauche politique, dirigée par le très charismatique François Mitterand, avait le vent en poupe en accédant, dans l’euphorie quasi générale, au pouvoir en France pour la première fois depuis l’avènement de la 5e république en 1958.

À ce moment-là, les difficultés sont telles que le titre Libération a même été obligé d’arrêter sa parution et ne reparaît que quelques mois plus tard. Bien que l’on ne ménage rien pour assurer la pérennité du quotidien, des crises récurrentes, plus ou moins graves, allaient le secouer. Mais à chaque fois il s’en est sorti, parfois miraculeusement, non sans quelques dégâts collatéraux. Loin de rester les bras croisés, tout a été pratiquement essayé de l’aveu même de son ex-indéboulonnable et non moins talentueux directeur Serge July. Mais en vain.

" Libération n’est pas une société financièrement dépensière, explique Serge July, celui-là même qui n’est déjà plus son sempiternel patron parce que poussé à la porte par Édouard de Rotshild, le désormais homme fort de l’entreprise et son actionnaire de référence. Nous avons fait beaucoup de plans d’économies, utilisant toutes les techniques : les réductions d’effectifs, l’externalisation d’un certain nombre d’activités, le plafonnement des augmentations de salaires, quand elles ne sont pas tout simplement bloquées, le blocage des embauches, le contrôle sévère de nos coûts, la mise en concurrence de nos prestataires... "

Aujourd’hui, avec ses 142 000 ventes chaque jour, ses 900 000 lecteurs et ses 200 000 internautes quotidiens, Libération est l’un des plus importants quotidiens français -et de loin, je le reconnais volontiers, mon préféré. Malgré cela, sa survie n’est pas pour autant assurée. Après moult concessions idéologiques douloureuse et autant de tentatives plus ou moins originales pour le relancer, il semble que la nième crise dans laquelle il se débat présentement, risque de l’emporter, définitivement ou du moins le changer, radicalement, à telle enseigne qu’il serait, peut-être, méconnaissable. Ce qui serait vraiment dommage !

Fin d’une époque

Mais, objectivement, comment en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que l’époque et les gens ont radicalement changé. L’on est à la fin d’une époque et le début d’une autre. La révolution numérique qui a cours sous nos yeux a pratiquement tout chamboulé. Les vieux schémas de l’industrie médiatique ne sont tout simplement plus opérants. Les journaux gratuits et le règne de la gratuité sur Internet y sont pour beaucoup. La crise est profonde, totale et structurelle. Pratiquement toute la presse écrite et pas seulement Libération souffre, terriblement. Beaucoup de titres y ont laissé des plumes, et même certains ont mis, définitivement, la clé sous la porte. " Il est remarquable, fait savoir encore une fois Serge July, que tous les médias généralistes d’informations baissent depuis des années : la presse quotidienne payante évidemment, mais aussi les radios (2 millions d’auditeurs en trois ans) et même la télévision. "

Dans ce contexte, la publicité, l’une des sources de financement les plus importantes de la presse, ne suit plus, ne peut plus suivre. Ce qui est tout à fait logique. Pire, les coûts viennent s’emmêler. Ils n’ont cesse d’augmenter. Ce qui a naturellement empiré, dramatiquement, les choses. Même si c’est le cas partout dans le monde, en France, la situation est on ne peut plus grave. Et ce pour des raisons propres à ce pays. " (La crise) est plus aiguë en France, en raison de particularités héritées de l'histoire : les coûts de fabrication, d'impression, de transport et de distribution y sont plus élevés, et les marchands de journaux de plus en plus rares (l'année dernière, plus de 400 points de vente ont fermé) ", pourrait-on lire sur une lettre explicative du personnel publiée dans le journal.

Il n’y a pas que cela, le lectorat aussi a complètement changé parce que son mode de vie s’est radicalement métamorphosé. Par conséquent, il ne lit plus autant qu’auparavant. En fait, il y a une véritable crise de lecture dans ce pays de culture, la France. Le nombre de lecteurs s’est réduit comme peau de chagrin. La désaffection a suivi une courbe dangereusement descendante. " Il existait 28 quotidiens nationaux en 1946. Ils se vendaient à plus de 6 millions d'exemplaires chaque jour. Aujourd'hui, il en reste 11 (dont 7 généralistes), qui ne diffusent plus que 2 millions d'exemplaires ", lit-on sur un papier collectif publié sur les colonnes de Libération.

Ajoutons à cela que le lecteur n’a plus envie de lire ou il n’en a plus le temps. D’autant plus qu’il est surinformé. L’information est présente à tous les coins de rue, pourrait-on dire. A voir toutes les multitudes de médias (télévision, radio, Internet, cellulaire...) qui le bombardent sans relâche d’informations à longueur de journée, on peut facilement comprendre qu’il soit "repu " jusqu’à la nausée. À quoi bon prendre un journal pour y lire la même chose ?

Cafouillage

De plus, la fin des idéologies, doublée d’une cacophonie rédactionnelle, peut aussi être un paramètre d’explication. Le clivage gauche-droite fait déjà partie d’un passé très lointain. " Même si personne ne l’avoue, la crise de Libération est aussi idéologique : c’est celle d’un groupe d’ex-soixante-huitards qui, aimanté sur le tard par la mondialisation néolibérale, séduit par ses élites, n’a pas perçu, au tournant des années 90, la " barbarisation" du nouveau capitalisme et la paupérisation à venir des classes moyennes dont Libération aurait pu devenir le porte-drapeau. Les responsables de Libé n’ont rien vu venir : ni la panne de l’ascenseur social, ni le chômage des cadres, ni la dégradation des conditions de vie des petits fonctionnaires, ni la crise de l’idéal européen, ni la faillite du jospinisme, ni le non au référendum. Une partie de la rédaction, elle, plus en contact avec le réel, a fini par réagir. Du coup, le quotidien est devenu incohérent (pluraliste, disent les plus optimistes). Quand le reporter de Libé défend les pêcheurs, les agriculteurs ou les ouvriers " en mouvement ", l’éditorialiste et le titreur du journal promeuvent la nécessité de s’adapter à la modernité du marché. À quoi bon sauver des professions " ringardes" ? En fait, l’éditorial et la une énervent les lecteurs altermondialistes, tandis que le reportage agace ceux qui pensent comme l’éditorialiste. ", fait remarquer d’une manière extrêmement critique, le journaliste Philippe Cohen

Il y a aussi une autre chose, dans la presse, et c’est une terrible plaie, on raconte à peu prés la même chose, à quelques exceptions près. L’uniformisation rébarbative a fait son effet. Par voie de conséquence, le lecteur voit de moins en moins la différence entre les lignes éditoriales des journaux. N’en déplaise à Serge July, la presse française n’est plus aussi plurielle qu’elle était. Qui plus est, elle s’est installée, doucement mais sûrement, dans un conformisme ennuyeux. L’originalité, l’audace et l’imagination sont devenues irrémédiablement des arlésiennes. " Libé ne choque plus. Il n’est, à vrai dire, plus attendu, ni même attendu ", note, acerbe, toujours le même Philippe Cohen.

Tout cela a entraîné une espèce de divorce, lent mais bien réel, entre presse et lecteur dont on ne mesure que maintenant toute l’étendue et surtout la gravité. Car si la presse écrite est affaiblie, c’est la démocratie qui en pâtira le plus. Et là on ne peut qu’être d’accord avec Serge July lorsqu’il affirme, si justement, que "ce média est indispensable à la vie démocratique, au point d’être le média qui nourrit tous les autres, l’atelier de réflexion et du débat national ".

Espérons qu’une situation viable, durable et solide va être trouvée le plus tôt possible pour que Libération, ce joyau de la presse française, ne meure de sa belle mort, comme c’était le cas de l’Huma, France-Soir… Il est bien certain que sa probable disparition serait terrible pour des milliers de lecteurs. Comme moi. Car je l’ai lu tous les matins pendant des années. Il va sans dire que j’y ai appris énormément de choses. De plus, et je l’avoue en toute franchise, si la passion de l’écriture m’a rattrapé, c’est en partie grâce à lui. C’est vous dire...