lundi, septembre 12, 2005

Chirac le démocrate

Lahsen Oulhadj
Lors des préparations des Anglo-américaines de la guerre en Irak, Chirac, par sa position courageuse, a eu de par le monde engrangé un capital de sympathie considérable. Mais avec le temps, ce capital tend à s’étioler. Car Chirac n’a que mépris pour la démocratie surtout si les intérêts de son pays sont en jeu. Il l’a montré à plusieurs reprises.

Lors du dernier déplacement du nouveau président chinois en France, Hu Jintao, Chirac lui a offert tous les fastes de la république. Ce qui est tout à fait normal, vu que la Chine est un grand pays. Mais ce qui ne l’est pas, c’est tout le discours qui a accompagné cette visite officielle. J’ai trouvé très choquant l’extrême timidité avec laquelle le président français a évoqué la question des libertés dans ce pays. Sa vague allusion aux droits de l’homme assortie "de l’assurance que le régime chinois va dans leur affermissement " n ‘est absolument pas digne d’un président d’un grand pays démocratique, la France. On aurait aimé que Chirac mette le doigt sur quelques sujets brûlants : l’inexistence de la liberté d’expression, l’impossibilité de créer des associations ou des partis politiques, la peine de mort encore largement pratiquée, le Tibet qui a été simplement annexé, etc. Autrement dit, la Chine est une dictature léniniste dirigée par un parti-État, qui a obtenu de très bons résultats économiques certes, mais dont les pratiques sont arbitraires voire totalitaires.

En outre, Chirac a surpris tout le monde par des propos très virulents tenus contre Taiwan, qui compte organiser, le 20 mars prochain, une consultation référendaire de ces citoyens sur l’attitude à adopter face à la menace chinoise sur l’île. De fait, Chirac, par ses déclarations condamnant les initiatives d’une petite démocratie, donne le feu vert à une puissance brutale et surarmée de décider contre elle des représailles au moment où elle le voulait.

Bien pire, la France lève en même moment l’embargo sur la vente d’armes à la Chine décidée par la communauté européenne depuis le massacre de Tien An Men en 1988. Surtout que l’on sait tous que la Chine ne fait pas mystère de ses intentions : elle va utiliser à coup sûr les Mirages français qu’elle compte se procurer pour une éventuelle agression de Taiwan. Car, elle a toujours évité de renoncer publiquement d’utiliser la force contre la petite île. Pourquoi le président français n’a pas au moins exigé que la vente des armes françaises soit subordonnée à un engagement dans ce sens ? Là aussi, les intérêts purement économiques expliquent tout.

Déjà lors de sa visite en Tunisie en décembre 2003, Chirac n’a pas hésité à prendre fait est cause pour le régime très répressif du président Ben Ali. Il a avait fait une déclaration mémorable sans aucun respect aux militants tunisiens des droits de l’homme en grève de la faim : "le premier droit de l'homme, c'est de manger, d'être soigné, de recevoir une éducation, d'avoir un habitat " en ajoutant que "la Tunisie est très en avance sur beaucoup, beaucoup de pays. "
Une façon de soutenir le régime en place, et, de dire que les Tunisiens, et au-delà tous les Nord Africains, peuvent s’estimer heureux si déjà ils ont quelque chose à se mettre sous la dent. La démocratie en quelque sorte est un luxe que seul les Occidentaux peuvent se permettre. Drôle conception de la démocratie ! Ce qui a choqué tous les démocrates d’Afrique du Nord. Mais c’est mal connaître Chirac qui a dit en 1990 que "le multipartisme est un luxe que les pays en développement n’ont pas les moyens de s’offrir. "

En juin 2003, et dans un pays qui n’a pas brillé non plus par ses acquis démocratiques, la Russie, Chirac alors qu’il inaugurait avec le président Poutine, une académie polaire à Saint-Pétersburg, a eu cette déclaration : " cette initiative met la Russie au rang des démocraties pour le respect dû au peuple premier, pour le dialogue des cultures et tout simplement pour le respect pour l’autre ". Les massacres perpétrés par le régime Poutine en Tchétchénie sont allègrement passés sous silence. Là aussi, la France a signé un accord de "partenariat stratégique " avec la Russie . Autrement dit, les intérêts passent avant tout autre chose.

Il est regrettable de constater que les principes démocratiques qui ont présidé à la fondation de la France, sont sacrifiés sur l’autel des intérêts purement économiques. Mais ce n’est pas nouveau, loin s’en faut. Un certain De Gaulle, dont Chirac se dit un digne successeur, avait affirmé un jour que : " la France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts ". Voilà pour ceux qui se font encore des illusions sur la droite française.

dimanche, septembre 11, 2005

Apprenons le tifinagh sur tifawin.com !

Lahsen Oulhadj
Féru de la culture amazighe depuis son plus jeune âge, Azedine L., ingénieur de formation, n’a pas hésité à mettre ses connaissances au profit du tifinagh. Il a crée à cet effet www.tifawin.com, un site avant-gardiste destiné à l’apprentissage simple et ludique de cet alphabet ancestral dont la symbolique n’est plus un secret pour personne. Il a bien voulu se soumettre à notre jeu de questions-réponses.

Question : pourquoi le site tifawin ?
Réponse : Tout simplement pour remplir un vide. L'idée était : comment donner accès à l'apprentissage de l’alphabet tifinagh à un maximum de gens, d'une manière interactive et par Internet ?

Q : Décrivez-nous un peu votre site Internet ?
R : L’outil est divisé en plusieurs sections : présentation, mémorisation et applicationLa présentation donne un aperçu des tifinaghs classés par voyelles puis par groupe de lettres ayant une ressemblance graphique ou sonore. Chaques lettre est accompagnée du son correspondant. La mémorisation consiste dans des exercices de reconnaissance de lettres générées aléatoirement. Un score permet de s’auto-évaluer. L’application consiste en un clavier tifinagh virtuel et des exemples basés sur des proverbes, en plus d’un moteur de recherche de vocabulaire amazigh en tifinagh.

Q : C’est vrai que c’est un outil on ne peut plus complet, mais en termes de fréquentation, qu’en est-il ?
R : Et bien, le bilan n’est pas mauvais, le site est en ligne depuis un mois et a déjà reçu plus de 2000 visiteurs. La majorité provient de France, le Maroc arrive en 2ème position.

Q : Au-delà du côté symbolique très fort du tifinagh, pensez-vous vraiment que cet alphabet est l’idéal pour la langue amazighe, eu égard à son retard et à la situation même des Amazighs ?
R : Il est clair que la solution de facilité aurait été d’adopter l’alphabet latin comme d’autres peuples (vietnamiens, albanais, …). Les expériences d’autres pays montrent bien que ce ne soit pas l’alphabet qui soit important, mais le fait qu’il soit soutenu par une politique d’État et c’est là justement le talon d’Achille du tifinagh. Reste que je le considère comme un " catalyseur identitaire ", c’est-à-dire qu’il induit une réaction d’identification culturelle que l’alphabet latin n’aurait pas pu engendrer. L’autre avantage du tifinagh est qu’il pourrait marquer de façon très claire la présence du tamazight dans l’espace public. Nombre d’enseignes d’hôtels et autres établissements commerciaux portent déjà des noms amazighs, mais ne sont pas ressentis comme tels. Car ils sont écrits en lettres latines ou arabes. La lettre tifinaghe devient militante et porte-parole du tamazight par sa seule présence. Le problème est que cette langue doit faire face à un État on ne peut plus hostile et que les symboles ne seront peut-être pas suffisants. Il faut donc assurer les arrières. Rien n’empêche d’utiliser le tifinagh et l’alphabet latin en même temps. C’est d’ailleurs ce qui se passe. Pour faire bref, je dirais que le tifinagh sert à fertiliser un champ qu’il faudra peut-être semer avec le latin.

Q : Vous avez touché au point sensible, à savoir l ‘État, qui malgré ses beaux discours et malgré l'IRCAM, continue toujours à exclure et même dans certains cas à combattre la langue amazighe. D’après vous, que doivent faire les Amazighs par rapport à une telle situation?
R : D’abord, ils ne doivent pas perdre courage, leur lutte est légitime et juste. Elle ne peut finir que par gagner. Les militants doivent continuer à sensibiliser la société civile qui reste bien souvent ignorante du problème. Une bonne communication est plus efficace que dix manifestations. Ensuite, il ne faut pas jouer le jeu du Makhzen qui divise pour régner, il y a beaucoup d’énergie qui se perd dans une critique continuelle de l'IRCAM. Cet institut a un rôle de production et de recherche, même si, hors de ses murs, son action reste très limitée. Il n’est pas exempt de critiques, mais il faut prendre du recul et se demander de quelle façon l’on pourrait créer des synergies pour avancer. Il y a toujours possibilité de trouver un élément positif et l’exploiter. Le site TIFAWIN a été créé dans cette optique et le nombre de possibilités d’actions n’est pas négligeable.

Q : L'IRCAM, comme vous le savez, a un site Internet. Mais il est surprenant de remarquer que le tifinagh n’y est absolument pas présent. Par quoi expliquez-vous une telle situation? D’après vous, c’est technique ?
R : Et bien, je viens de lire une interview d'un membre du département informatique de l'IRCAM qui a annoncé une version tifinagh et une autre arabe pour le mois de juin.

Q : Tant mieux alors ! Sinon, qu’est-ce que vous pensez du CD d’apprentissage de langue amazighe produit par la société eclisse.com ? Est-il bien fait ou non ?
R : Il a le mérite d'exister, mais il faut être franc, c'est un travail bâclé. Le tifinagh y est écrit n'importe comment et la qualité technique n'est pas à la hauteur du prix auquel il est vendu. Des versions ultérieures ont été annoncées, espérons que le tir sera rectifié. Encourageons quand même ses concepteurs, car cela reste une belle initiative !

Q : Les Amazighs sont on ne peut plus présents sur Internet. Mais, malheureusement, on ne peut que constater leur absence insupportable dans d’autres médias. D'après vous, comment les Amazighs peuvent-ils marquer leur présence à la radio et à la télévision que ce soit au Maroc ou à l'étranger ?
R : Comme toujours, le nerf de la guerre est l'argent. Je pense que la prochaine libéralisation du secteur audiovisuel pourrait peut-être débloquer la situation. Les chaînes arabistes dites nationales sont à oublier. Il faudra alors convaincre les investisseurs que le tamazight peut leur faire gagner beaucoup de parts de marché. En fait, ce qui les convaincra enfin de compte, ce sera la possibilité d'attirer des annonceurs intéressés par le public amazigh. On voit que c'est un système global, tant que le tamazight n'aura pas intégré une partie du circuit économique, on risquera de tourner en rond.

Q : Est-ce que vous avez d’autres projets en perspective en plus de tifawin.com ?
R : J’ai beaucoup de projets, mais ils ont tous présentables dans le cadre du site TIFAWIN, du moins aussi
longtemps que l'Ircam réservera sa production à ses seuls membres...

Q : merci beaucoup!
R : je vous en prie!

vendredi, septembre 09, 2005

Al-Jazira: entre arabisme et islamisme

Lahsen Oulhadj
La chaîne de télévision Al-Jazira (l’île, la péninsule en arabe) apparaît d’emblée comme un média d’exception à cause de sa liberté de ton, fait inhabituel au Moyen-Orient où dominent encore des régimes théocratiques rétrogrades. Quelques mois après sa création en 1996, par la seule volonté de l’émir du Qatar, Hamad Ben Khalifa Al-Thani, elle est devenue un média international incontournable. Elle a été révolutionnaire dans la mesure où elle a changé radicalement le flux de l’information. Pour la première fois dans l’histoire, ce n’est plus l’Occident qui en est la source et le diffuseur, mais c’est le tiers-monde.

Tout ou presque a été dit, avec souvent un enthousiasme compréhensible, sur le succès extraordinaire de cette CNN arabe. Mais rares sont les écrits qui ont évoqué, avec un regard distancié, les courants idéologiques qui influencent, qui se disputent et, parfois même, déterminent sa ligne éditoriale et sa politique rédactionnelle.

Le nationalisme arabe, le panarabisme, le baâthisme…

Tous ces concepts disent une seule et même réalité. Celle d’un courant idéologique qui a fait de l’ethnie, de la langue et de la culture arabes son fer de lance. Son influence dans les pays dits arabes est majeure. Que ce soit au niveau de l’école, des médias, de l’intelligentsia

Al-Jazira n’a pas échappé à son emprise. Il s’y exprime par l’usage de l’arabe littéraire, une langue en principe unificatrice. Mais le hic, c’est que peu d’Arabes la maîtrisent. Car elle n’a aucune assise sociologique. Pour en comprendre toutes les subtilités, il faut donc aller à l’école.
De fait, elle est comparable au latin, qui, d’une langue liturgique, devient au fur et à mesure, grâce à un soutien pour le moins massif de la part des États, celle de l’école et des médias. Même s’il y a, ces derniers temps, une tendance progressive à employer, surtout lors des débats télévisés, le dialecte égyptien qui devient par voie de conséquence la lingua franca des Arabes.

Dans ces conditions, l’arabe littéraire employé par Al-Jazira peut être considéré, à certains égards, comme une barrière linguistique pour les masses arabes en majorité analphabètes. Selon les estimations les plus sérieuses, il n’y aurait que 30 millions d’Arabes qui suivent quotidiennement les affaires du monde au travers d’Al-Jazira. Ce qui est une petite minorité au regard de leur nombre qui dépasse les 200 millions d’âmes.

Il reste que les images et leur pouvoir d’évocation ont facilement permis à Al-Jazira de faire passer son message. Le plus simplement du monde. Il n’est pas rare de voir des musulmans non-arabes regarder systématiquement cette chaîne, même s’ils n’y comprennent pas le discours.

Consciente de cette réalité, et pour toucher un maximum de téléspectateurs en inscrivant les événements du monde dans une perspectives arabe, Al-Jazira commence sérieusement à penser à lancer une autre chaîne. En anglais cette fois-ci. Aux dernières nouvelles, elle va être lancée incessamment. Son site Internet fonctionne depuis plusieurs mois déjà.

Pour marquer davantage son panarabisme, et certainement pour susciter l’adhésion du maximum des téléspectateurs arabes, Al-Jazira a tenu à varier l’origine nationale de son personnel. Ses journalistes, qui étaient déjà des figures familières pour leurs concitoyens, car ils ont derrière eux plusieurs années d’expériences dans leurs chaînes nationales respectives, viennent d’une quinzaine d’États arabes. Presque chaque pays arabe dispose d’un journaliste-ambassadeur dans l’entreprise médiatique d’Al-Jazira, pourrait-on dire. Cependant, la part de lion revient aux pays les plus importants, la Syrie, le Liban, l’Egypte, l’Irak…

La priorité donnée aux questions arabes est aussi un fait saillant de l’arabisme d’Al-Jazira. Si leur traitement n’est pas toujours original, Al-Jazira ne s’embarrasse pas, de temps en temps, de briser les tabous que les médias nationaux n’oseraient même pas évoquer, et a fortiori traiter : la situation de la femme, les crimes d’honneur, la question des droits de l’homme, les opposants des régimes arabes... Avec une remarque, plus le pays est loin de la péninsule arabique, plus Al-Jazira prend énormément de libertés à traiter des sujets le concernant. Il ne ménage jamais à titre d’exemple, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie...

Un simple coup d’œil sur le site Internet d’Al-Jazira suffit à mesurer l’influence de l’idéologie du nationalisme arabe sur les contenus de la chaîne. En témoigne la terminologie employée pour désigner les aires géographiques de sa diffusion. L ‘Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont appelés "al-watan al-âarabi ", la patrie arabe, qui est, comme beaucoup de gens le savent, une construction plus théorique que réelle. Néanmoins, dans la dernière version du site, on n’a plus gardé cette dénomination ; on lui a substitué un adjectif on ne peut plus significatif, " âarabi " (arabe).

Il est à rappeler que cette nation arabe, perçue à tort comme un bloc monolithique, est loin d’être aussi homogène. Dans pratiquement tous les pays dits arabes, il y a de fortes minorités ou parfois même des majorités non arabes. Le cas du Maroc est éloquent à cet égard. Voilà un pays majoritairement berbère, mais qui fait partie de ce monde arabe. Pire, des pays africains, qui ne sont pas du tout arabes, se voient qualifiés arbitrairement d’arabes : la Somalie, le Djibouti…

Qui dit arabisme, dit aussi les gouvernements qui l’ont adopté comme idéologie d’État. Pratiquement, tous les pays arabes sont concernés peu ou prou. L’Irak de Saddam, qui a appliqué une forme d’arabisme poussé à l’extrême, a des sympathisants de taille au sein d’Al-Jazira. Mohamed Jasim Al-Ali, l ’ex-directeur de la chaîne, a été poussé à la porte à cause de ses liens pour le moins douteux avec l’ex-dictateur irakien Saddam. Selon le journal panarabe Al-Sharq Al-Awsat, celui-ci l’aurait corrompu des années durant afin qu’il lui réserve un traitement de faveur.

Dans une rencontre avec la presse à Doha, Mohamed Jasim Al-Ali ne s’en est même pas caché. " Aucun média, affirma-t-il, ne peut subsister sans un soutien financier. Sinon, il ne peut tout simplement pas exister. Mais la question, est-ce que cette aide influe sur la ligne éditoriale de la chaîne ? ". Il n’a pas bien évidemment répondu. Pour cela, il suffit juste de regarder Al-Jazira pour en avoir une.

La chaîne arabophone américaine, Al-Hurra, a diffusé avec un malin plaisir il y a quelques mois, un documentaire montrant, des images à l’appui, que les rapports entre l’ex-directeur de la chaîne qatarie et le fils de Saddam, Oday, étaient plus qu’amicales. De là, on peut facilement expliquer l’attitude négative d’Al-Jazira vis-à-vis de l’intervention américaine en Irak et sa célérité à diffuser les messages vidéo et audio de Saddam en cavale.

Des journalistes vedettes d’Al-Jazira sont des panarabistes connus. C’est le cas de Fayçal Al-Qassim, journaliste syrien et animateur de l’émission à succès, " À contre-courant". Malgré son passage qui a duré sept ans à la prestigieuse BBC et un capital culturel important - il est titulaire d’un Phd en littérature anglaise -, l’objectivité lui fait souvent défaut. Il use et abuse, sans jamais se remettre en question fût-ce un moment, d’une rhétorique nationaliste surannée.

Ses prises de position sont souvent d’un ethnocentrisme et d’une démagogie qui frisent le ridicule. Ses talk-shows sont des suites infinies de cacophonies, de surenchères, de propos racistes et xénophobes. " Pour une fois, nous avons la chance de pouvoir parler, alors nous hurlons ! " , confie-t-il à Sara Daniel, une journaliste au Nouvel Observateur. Son professionnalisme est très discutable. Il a été celui qui a annoncé en plein milieu de son émission que les Juifs, qui travaillaient dans les deux tours de New York, ne s’étaient pas rendus le jour des attentats à leur travail. Tout cela sur la foi d’un obscur journal iranien.

Même quand il se veut un tantinet rigoureux, ses débats sont, si je reprends l’expression du grand sociologique français, Pierre Bourdieu, vraiment faux ou faussement vrais. Les face à face qu’il a organisés entre les libéraux arabes et les Islamistes en sont la preuve. Son parti pris pour ces derniers est plus que patent. L’Intellectuel progressiste tunisien Afif Al-Akhdar et le grand islamologue algérien Mohamed Arkoun en ont d’ailleurs fait les frais.

Au lieu d’inciter ses téléspectateurs à la réflexion, Al-Jazira provoque en eux l’exaltation des sentiments les plus chauvins et les plus nationalistes. L’obscurantisme se trouve mis en relief au détriment de la pensée des lumières seule à même de sortir les Arabes de leur sous-développement chronique et des multiples contradictions où ils se débattent. Le fameux credo d’Al-Jazira " l’opinion et son contraire " devient plutôt un slogan creux. Al-Jazira demeure, selon Olfa Lamloum qui lui a consacré un livre, " malgré la concurrence, une chaîne à part en raison de son nationalisme arabe ". Ce n’est pas pour rien que l’on fait souvent le parallèle entre elle et Sawt Al-Âarab, une radio très célèbre lancée au début des années cinquante par la figure de proue du nationalisme arabe, l’ex-président égyptien, Jamal Abdnnaser.

Si Al-Jazira était, à ses débuts, la seule sur le champ médiatique arabe, depuis quelques temps, d’autres chaînes concurrentes ont vu le jour. La rivalité entre elles bat son plein. La course aux scoops devient féroce. Le moindre événement est bon à être diffusé sans en peser les conséquences parfois dramatiques. C’était le cas par exemple lors des événements qui ont secoué Ahwaz, une région iranienne à majorité arabe.

Al-Jazira, sensible à tout ce qui est arabe, a été la première à parler de trois morts et plusieurs blessées et donne aux émeutes un caractère séparatiste. Elle a même laissé s’exprimer sur ses ondes une organisation inconnue jusqu’à alors, le front de libération des Arabes d’Ahwaz, dont le porte-parole n’a pas hésité à parler d’une " épuration ethnique ". Al-Jazira appelle, si je cite Bourdieu, à " la dramatisation, au double sens : elle met en scène, en images, un événement et elle en exagère l’importance, la gravité, et le caractère dramatique et tragique ". Conscient du danger, le gouvernement iranien a réagi à brûle-pourpoint en lui interdisant de travailler, à l’avenir, en Iran.

L’autre aspect de l’arabisme d’Al-Jazira peut se vérifier dans le traitement de sujets concernant les peuples autochtones qui vivent dans cette "patrie arabe ". C’est le cas des Berbères et surtout des Kurdes qu’on ne ménage jamais. Selon Al-Jazira, ils ne sont ni plus ni moins que des suppôts du sionisme et des instruments de l’impérialisme occidental, tout en passant allègrement sous silence tout ce que ce peuple martyr a enduré sous les régimes baâthistes d’Irak et de Syrie. D’ailleurs, l’élection, dernièrement, d’un Kurde à la tête de l’Irak n’a nullement fait plaisir à la chaîne qatarie.

Nonobstant cet arabisme exacerbé, il reste qu’Al-Jazira est plus qu’ambiguë s’agissant d’Israël. Il est le premier média arabe à donner la parole aux responsables israéliens et, par le fait même, elle participe grandement à la normalisation de leur pays. Grâce donc à cette chaîne, Israël - l’ennemi sioniste comme les médias nationaux arabes se plaisent à le qualifier - apparaît comme un État on ne peut plus banal, voire légitime. Ce qui est synonyme d’une capitulation pour les islamistes et les nationalistes arabes qui n’ont de cesse de le diaboliser depuis presque un demi-siècle.

Beaucoup de gens, pas très au fait des enjeux politiques au Moyen-Orient, se demandent toujours pour quelle raison le gouvernement israélien laisse Al-Jazira opérer dans les territoires palestiniens et en Israël malgré son parti pris pro-palestinien et son antisémitisme maintes fois affiché et assumé. En fait, c’est parce que cette chaîne le sert plus qu’elle ne le dessert. Passer à Al-Jazira, c’est s’inviter le plus pacifiquement du monde dans le foyer de millions d’Arabes.

Quant aux Américains, ils sont de plus en plus conscients, qu’à terme, leurs intérêts seront mis en danger à cause du traitement pro-arabe et, partant, du sens ouvertement anti-américain que donne Al-Jazira aux événements. D’ailleurs, lors de leur guerre en Afghanistan à titre d’exemple, la couverture d’Al-Jazira s’est démarquée du discours américain. Selon cette chaîne, ce n’est plus la guerre contre le terrorisme, mais une guerre contre ce qu’on appelle le terrorisme.

Dans un premier temps, les Américains ont exercé des pressions diffuses sur Al-Jazira et son mécène le Qatar. Ils ont même bombardé son siège en Afghanistan et en Irak, mais en vain. C’est alors qu’ils ont contre-attaqué en optant pour un "plan Marshall médiatique " destiné au Moyen-Orient et à l’Afrique du Nord, qui a consisté à lancer, coup sur coup, une radio, Sawa, et une chaîne de télévision, Al-Hurra, (la libre en arabe). Si la radio a gagné des parts de marché importantes, la chaîne de télévision peine vraiment à percer.

L’Islam, l’islamisme, le terrorisme…

Quoi de plus normal qu’Al-Jazira fasse des émissions sur l’Islam, mais qu’elle permette à Youssef Al-Qaradaoui, l’une des figures religieuses les plus controversées d’avoir sa propre émission, nous laisse un peu sceptiques. Il faut avoir à l’esprit que le cheikh Al-Qaradaoui, que la presse surnomme l’imam cathodique, n’est pas n’importe qui. Il s’agit de l’idéologue de l’un des premiers et le plus structuré des mouvements de l’islam politique, les frères musulmans égyptiens.

Ce proche de l’émir du Qatar, et dont la femme occupe des responsabilités importantes au sein d’Al-Jazira, a sa propre émission hebdomadaire, " Le chariâa et la vie ", qui est du reste un énorme succès. Elle consiste à répondre en direct aux questions religieuses des téléspectateurs musulmans. Parfois, il faut le reconnaître, elle n’est pas dépourvue de piquant et de détails croustillants. Al-Qaradoui n’a pas manqué de courage, quand on sait le poids de toutes sortes de conservatisme qui pèsent sur les sociétés arabes et islamiques, en expliquant que rien ne justifie, religieusement parlant, l’interdiction de la fellation.

Pour autant, ce qui a fait sa réputation, ce sont ses fatwas où il a appelé solennellement de tuer les Américains civils ou militaires, car ils ont agressé l’Irak. Les décapitations et les attentats-suicides en Irak sont des actes héroïques et légitimes qu’il faut saluer. Mais le hic, c’est qu’il n’a jamais pipé mot sur la base américaine d’où sont parties les attaques contre l’Irak, qui se trouve juste à quelques mètres du siège de la chaîne d’Al-Jazira.

Aussi paradoxal que celui puisse paraître, il n’a pas hésité, lui, le tenant du jihad tous azimuts, à manifester dans la rue pour dénoncer un attentat-suicide perpétré par un Egyptien – dont le frère travaille à Al-Jazira-, après la diffusion d’un message guerrier du chef d’Al-Qaida dans le Golfe, contre une école anglaise dans la capitale qatarie, Doha.

C’est ce qui a fait dire à un écrivain arabe émirati, Rachid Abdellah, que si Al-Qaradaoui "dénonce aujourd’hui cet attentat de Doha, c’est parce qu’il a lieu non pas en Irak, mais bel et bien au Qatar, le pays de résidence du cheikh. C’est tout simplement une terrible aporie dans la quelle s’est mise Al-Qaradaoui. Ce qui le met en contradiction flagrante avec les recommandations du Coran qu’il est censé très bien connaître. "

À y réfléchir de près, la présence à Al-Jazira d’une figure religieuse aussi influente que le cheikh Al- Qaradaoui est intentionnelle. Elle sert le régime du Qatar à se prémunir contre le radicalisme islamique et ses expressions violentes. Elle peut aussi se comprendre dans la mesure où ce pays cherche certainement une caution religieuse de taille qui masquerait ses rapports plus qu’intimes avec les Américains et les Israéliens qui, comme on le sait, ne sont pas en odeur de sainteté dans tout le Moyen-Orient.

L’autre domaine où Al-Jazira est fort connu. C’est ces rapports avec Al-Qaida. D’aucuns n’hésitent pas à l’appeler la boîte à lettres de cette multinationale du terrorisme. Ben Laden et tous ses lieutenants ont fait passer leurs messages audio et vidéo par le biais de cette chaîne. On peut même dire qu’Al-Jazira en a l’exclusivité. Pire encore, Le Sunday Time, le fameux journal anglais, a publié une information selon laquelle le Qatar aurait conclu avec Al-Qaida un accord secret de non-agression en échange d’importantes sommes d’argent. Ce qui n’a jamais été démenti par les officiels qataris.

Al-Jazira a aussi donné la parole à toutes les figures modérées et surtout extrêmes de l’Islam politique. Le Tunisien, Rachid Al-Ghannouchi, l’Algérien Abbassi Madani, la Marocaine Nadia Yassine, les Saoudiens Hani Al-Sibaâi , Saâd Al-Faqih et Said Ben Zouâayr, le Jordanien, Abou Mohamed Al-Maqdisi, le père spirituel d’ Abou Mousâab Azzarqaoui, etc, ont trouvé dans Al-Jazira la possibilité de s’exprimer. Certains sont même allés jusqu’à soutenir dans des termes à peine voilés les actes de violence et de terrorisme.

Cette présence pour le moins massive des Islamistes est plus que patente. La très belle journaliste d’origine algérienne Khadija Ben Qenna a surpris les téléspectateurs en se couvrant le chef du jour au lendemain. L’a-t-elle mise par conviction ou par pression ? Nul ne le sait. Mais ce fait a le mérite de montrer quel genre d’ambiance a cours au sein des murs d ’Al-Jazira.

Au plus fort de la guerre en Afghanisation, seule cette chaîne a été présente dans ce pays grâce à son journaliste vedette espagnole d’origine syrienne, Tayssir Allouni. De retour en Espagne pour passer quelques jours de vacances, il a été arrêté le 5 septembre 2003 à Grenade. Ce qui n’a pas empêché une levée de bouclier des Arabes qui ont crié au scandale, au complot, au racisme et au non-respect des droits de l’homme, en dépit de fortes présomptions qui pèsent sur lui. Même le président du conseil d’administration d’Al-Jazira et cousin de l’émir du Qatar, Cheikh Hamad Ben Thamer, a écrit une lettre solennelle au gouvernement espagnol pour exiger sa libération immédiate.

C’était le très célèbre juge espagnol, Baltazar Carzòn, qui a instruit son dossier. Il a trouvé, en épluchant ses appels téléphoniques, qu’il a, pendant des années, entretenu des rapports plus que étroits avec un certain Imad Barakat Yarkas, alias Abou Dahdah. Un personnage de haute importance dans la mouvance intégriste. C’est lui, par exemple, qui a organisé, en Espagne, une réunion à laquelle a participé Mohamed Atta, le chef des kamikazes à l’origine des attentats du 11 septembre.

Le journaliste d’Al-Jazira a été aussi en contact avec deux autres personnes importantes dans l’organigramme d’Al-Qaida, Mamoun Darkazanli, le financier de Ben Laden en Europe et son représentant en Espagne, Mohamed Ghaleb Kalaje. Selon les actes d’accusation, Tayssir Allouni, dans ses multiples déplacements un peu partout dans le monde, a servi comme un porteur de valise de l’organisation de Ben Laden. S’il ne s ’est jamais gêné à exprimer ses sympathies islamistes, allant même jusqu’à regretter le régime des Talibans, il reste à prouver, lors de son procès, toutes les accusations dont l’accable la justice espagnole.

La démocratie, l’arlésienne

Il faut rappeler qu’Al-Jazira n’a pas été créée par un pays connu par ses mœurs démocratiques. Son lancement n’a pas forcément pour objectif de démocratiser les sociétés du Moyen-Orient. C’est pour d’autres impératifs éminemment politiques. Faire exister une petite entité, le Qatar, par rapport un voisin hégémonique, l’Arabie Saoudite. C’est d’ailleurs un objectif qui est largement atteint. Car, maintenant, le Qatar est sorti de l’anonymat pour devenir un acteur régional on ne peut plus important.

Malgré son succès indéniable, Al-Jazira souffre d’un déficit financier endémique faute de recettes publicitaires importantes. Elle ne subsiste que grâce à l’argent qu’injecte annuellement et régulièrement le gouvernement du Qatar dans son budget. Son autonomie en prend naturellement un coup. Même si ces derniers temps on parle, ici et là, de sa privatisation dans deux ans si bien évidemment on ne tourne pas casaque. Mais rien n’est moins sûr d’autant moins que les preneurs ne se bousculent pas au portillon.

De fait, Al-Jazira est, estime Ali Nasserdine, rédacteur en chef des Cahiers de l’Orient, "un accident de parcours. Sans la volonté de l’émir du Qatar, elle n’aurait pas existé. Elle a réveillé juste l’esprit critique dans la région ". Ce qui est une bonne chose. Car comme chacun sait, la démocratie est une culture qui s’apprend. Il faut donc espérer qu’Al-Jazira aura ouvert une petite brèche qui annoncerait une démocratisation effective des régimes du Moyen-Orient.

Ce qui ne peut se réaliser que si la chaîne a les coudées franches. Ce qui est loin d’être le cas. Il y a encore certains sujets qui sont tabous, à savoir tout ce qui touche au Qatar et à la famille régnante. Un exemple : le gouvernement qatari a déchu dernièrement plusieurs milliers de ses citoyens de leur nationalité. Mais à Al-Jazira, c’est silence radio. Ce qui est quand même bizarre de la part d’une chaîne qui se targue de défendre les droits de l’homme.

Si on a vraiment à cœur de favoriser l’enracinement de la culture démocratique chez les Arabes, il faut impérativement qu’Al-Jazira mette au placard ses idéologies, représentées en son sein par cette alliance, somme toue naturelle, entre le nationalisme arabe et l’islamisme, et essaye d’élever le niveau de ses émissions en ouvrant ses ondes à des intellectuels arabes éclairés qui apporteraient aux téléspectateurs des instruments à même de leur prendre conscience de leur situation catastrophique.

Il faut parler le langage de la vérité à son auditoire au lieu de le caresser dans le sens du poil. À ce jour, ce n’est malheureusement pas le cas. Car Al-Jazira continue toujours à donner la parole à toutes sortes de démagogues populistes qui expliquent, sans le moindre scrupule, tous les malheurs des Arabes par les théories fumeuses de complot et de conspiration. Ce qui fait que les propos qui suivent de Wadah Khanfar, l’actuel directeur de la chaîne, sonnent on ne peut plus faux. " Nous ne fomentons, dit-il, aucun complot contre personne et nous ne privilégions aucun courant sur un autre, ni une pensée sur une autre, ni un avis sur un autre…Nous ne sommes que des journalistes qui faisons leur travail selon la déontologie de la profession. "

Au total, on ne peut qu’applaudir qu’Al-Jazira réagisse enfin aux multiples imperfections que l’on lui reproche souvent. Car elle vient d’annoncer la rédaction d’une charte d’honneur professionnelle qui vise selon aljazeera.net, le site Internet de la chaîne, "à unifier la vision et la mission qu’elle s’est fixées afin que son message soit clair dans un cadre professionnel rigoureux ". Espérons que cela se traduira à l’écran le plus tôt possible, car nous n’avons encore rien vu !