lundi, octobre 09, 2006

Libération : un grand journal à vau-l’eau

Depuis le lancement de son premier numéro sous forme de quatre pages le 18 avril 1973, Libération (appelé Libé familièrement par ses lecteurs)a connu des hauts et surtout des bas. La première grande crise de ce journal estampillé à gauche, voire extrême gauche, date de 1981. Paradoxalement, l’année même où la gauche politique, dirigée par le très charismatique François Mitterand, avait le vent en poupe en accédant, dans l’euphorie quasi générale, au pouvoir en France pour la première fois depuis l’avènement de la 5e république en 1958.

À ce moment-là, les difficultés sont telles que le titre Libération a même été obligé d’arrêter sa parution et ne reparaît que quelques mois plus tard. Bien que l’on ne ménage rien pour assurer la pérennité du quotidien, des crises récurrentes, plus ou moins graves, allaient le secouer. Mais à chaque fois il s’en est sorti, parfois miraculeusement, non sans quelques dégâts collatéraux. Loin de rester les bras croisés, tout a été pratiquement essayé de l’aveu même de son ex-indéboulonnable et non moins talentueux directeur Serge July. Mais en vain.

" Libération n’est pas une société financièrement dépensière, explique Serge July, celui-là même qui n’est déjà plus son sempiternel patron parce que poussé à la porte par Édouard de Rotshild, le désormais homme fort de l’entreprise et son actionnaire de référence. Nous avons fait beaucoup de plans d’économies, utilisant toutes les techniques : les réductions d’effectifs, l’externalisation d’un certain nombre d’activités, le plafonnement des augmentations de salaires, quand elles ne sont pas tout simplement bloquées, le blocage des embauches, le contrôle sévère de nos coûts, la mise en concurrence de nos prestataires... "

Aujourd’hui, avec ses 142 000 ventes chaque jour, ses 900 000 lecteurs et ses 200 000 internautes quotidiens, Libération est l’un des plus importants quotidiens français -et de loin, je le reconnais volontiers, mon préféré. Malgré cela, sa survie n’est pas pour autant assurée. Après moult concessions idéologiques douloureuse et autant de tentatives plus ou moins originales pour le relancer, il semble que la nième crise dans laquelle il se débat présentement, risque de l’emporter, définitivement ou du moins le changer, radicalement, à telle enseigne qu’il serait, peut-être, méconnaissable. Ce qui serait vraiment dommage !

Fin d’une époque

Mais, objectivement, comment en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que l’époque et les gens ont radicalement changé. L’on est à la fin d’une époque et le début d’une autre. La révolution numérique qui a cours sous nos yeux a pratiquement tout chamboulé. Les vieux schémas de l’industrie médiatique ne sont tout simplement plus opérants. Les journaux gratuits et le règne de la gratuité sur Internet y sont pour beaucoup. La crise est profonde, totale et structurelle. Pratiquement toute la presse écrite et pas seulement Libération souffre, terriblement. Beaucoup de titres y ont laissé des plumes, et même certains ont mis, définitivement, la clé sous la porte. " Il est remarquable, fait savoir encore une fois Serge July, que tous les médias généralistes d’informations baissent depuis des années : la presse quotidienne payante évidemment, mais aussi les radios (2 millions d’auditeurs en trois ans) et même la télévision. "

Dans ce contexte, la publicité, l’une des sources de financement les plus importantes de la presse, ne suit plus, ne peut plus suivre. Ce qui est tout à fait logique. Pire, les coûts viennent s’emmêler. Ils n’ont cesse d’augmenter. Ce qui a naturellement empiré, dramatiquement, les choses. Même si c’est le cas partout dans le monde, en France, la situation est on ne peut plus grave. Et ce pour des raisons propres à ce pays. " (La crise) est plus aiguë en France, en raison de particularités héritées de l'histoire : les coûts de fabrication, d'impression, de transport et de distribution y sont plus élevés, et les marchands de journaux de plus en plus rares (l'année dernière, plus de 400 points de vente ont fermé) ", pourrait-on lire sur une lettre explicative du personnel publiée dans le journal.

Il n’y a pas que cela, le lectorat aussi a complètement changé parce que son mode de vie s’est radicalement métamorphosé. Par conséquent, il ne lit plus autant qu’auparavant. En fait, il y a une véritable crise de lecture dans ce pays de culture, la France. Le nombre de lecteurs s’est réduit comme peau de chagrin. La désaffection a suivi une courbe dangereusement descendante. " Il existait 28 quotidiens nationaux en 1946. Ils se vendaient à plus de 6 millions d'exemplaires chaque jour. Aujourd'hui, il en reste 11 (dont 7 généralistes), qui ne diffusent plus que 2 millions d'exemplaires ", lit-on sur un papier collectif publié sur les colonnes de Libération.

Ajoutons à cela que le lecteur n’a plus envie de lire ou il n’en a plus le temps. D’autant plus qu’il est surinformé. L’information est présente à tous les coins de rue, pourrait-on dire. A voir toutes les multitudes de médias (télévision, radio, Internet, cellulaire...) qui le bombardent sans relâche d’informations à longueur de journée, on peut facilement comprendre qu’il soit "repu " jusqu’à la nausée. À quoi bon prendre un journal pour y lire la même chose ?

Cafouillage

De plus, la fin des idéologies, doublée d’une cacophonie rédactionnelle, peut aussi être un paramètre d’explication. Le clivage gauche-droite fait déjà partie d’un passé très lointain. " Même si personne ne l’avoue, la crise de Libération est aussi idéologique : c’est celle d’un groupe d’ex-soixante-huitards qui, aimanté sur le tard par la mondialisation néolibérale, séduit par ses élites, n’a pas perçu, au tournant des années 90, la " barbarisation" du nouveau capitalisme et la paupérisation à venir des classes moyennes dont Libération aurait pu devenir le porte-drapeau. Les responsables de Libé n’ont rien vu venir : ni la panne de l’ascenseur social, ni le chômage des cadres, ni la dégradation des conditions de vie des petits fonctionnaires, ni la crise de l’idéal européen, ni la faillite du jospinisme, ni le non au référendum. Une partie de la rédaction, elle, plus en contact avec le réel, a fini par réagir. Du coup, le quotidien est devenu incohérent (pluraliste, disent les plus optimistes). Quand le reporter de Libé défend les pêcheurs, les agriculteurs ou les ouvriers " en mouvement ", l’éditorialiste et le titreur du journal promeuvent la nécessité de s’adapter à la modernité du marché. À quoi bon sauver des professions " ringardes" ? En fait, l’éditorial et la une énervent les lecteurs altermondialistes, tandis que le reportage agace ceux qui pensent comme l’éditorialiste. ", fait remarquer d’une manière extrêmement critique, le journaliste Philippe Cohen

Il y a aussi une autre chose, dans la presse, et c’est une terrible plaie, on raconte à peu prés la même chose, à quelques exceptions près. L’uniformisation rébarbative a fait son effet. Par voie de conséquence, le lecteur voit de moins en moins la différence entre les lignes éditoriales des journaux. N’en déplaise à Serge July, la presse française n’est plus aussi plurielle qu’elle était. Qui plus est, elle s’est installée, doucement mais sûrement, dans un conformisme ennuyeux. L’originalité, l’audace et l’imagination sont devenues irrémédiablement des arlésiennes. " Libé ne choque plus. Il n’est, à vrai dire, plus attendu, ni même attendu ", note, acerbe, toujours le même Philippe Cohen.

Tout cela a entraîné une espèce de divorce, lent mais bien réel, entre presse et lecteur dont on ne mesure que maintenant toute l’étendue et surtout la gravité. Car si la presse écrite est affaiblie, c’est la démocratie qui en pâtira le plus. Et là on ne peut qu’être d’accord avec Serge July lorsqu’il affirme, si justement, que "ce média est indispensable à la vie démocratique, au point d’être le média qui nourrit tous les autres, l’atelier de réflexion et du débat national ".

Espérons qu’une situation viable, durable et solide va être trouvée le plus tôt possible pour que Libération, ce joyau de la presse française, ne meure de sa belle mort, comme c’était le cas de l’Huma, France-Soir… Il est bien certain que sa probable disparition serait terrible pour des milliers de lecteurs. Comme moi. Car je l’ai lu tous les matins pendant des années. Il va sans dire que j’y ai appris énormément de choses. De plus, et je l’avoue en toute franchise, si la passion de l’écriture m’a rattrapé, c’est en partie grâce à lui. C’est vous dire...

dimanche, septembre 24, 2006

Agadir Ifawn, l’album d’Amarg Fusion est sur le marché

La formation agadiroise d’Amarg Fusion est indéniablement l’un des groupes phares et les plus en vue de la nouvelle scène musicale amazighe. Fidèle à elle-même, elle vient de nous gratifier d’un nouvel opus, Agadir ifawn, d’une exubérance exquise et d’une extrême richesse. Les mélomanes et autres afficianados, amazighs ou pas, doivent être certainement enchantés, envoûtés même d’écouter, avec ravissement, ce vrai bijou par trop précieux.

Car tout y est, les paroles, toujours des reprises tirées de l’immense répertoire des rways- sauf la chanson Agadir-, des sonorités fusionnant dans un mariage heureux les rythmes occidentaux ( jazz, rock, reggae, celte…) et amazighs, dans leur incomensurable variété ( ahwach, rways, ahiyyad, …). En fait, c’est un vrai feu d’artifice que cet album, qui nous rappelle que les créateurs amazighs, malgré le terrorisme, le racisme et l’exclusion systématique dont ils sont victimes de la part du régime de Rabat, ses médias et ses relais locaux, sont toujours capables de donner plus que le meilleur d’eux-mêmes. Les membres du groupe ont surmonté, magistralement, tous les défis et tous les écueils : ils nous ont fait là un vrai travail de professionnels, très compétents et surtout très dévoués.

L’interprétation de Ali Faik (cet enfant terrible d’Achtouken, ce coin du Souss d’où sont originaires de très grandes légendes artistiques et non des moindres, Boubakr Anchad, Houcine Janti, Said Achtouk, Brahim Achtouk, Houcine Bihtti…), fondateur et leader du groupe, est on ne peut plus admirable. Plus que cela, magnifique, sublime ou les deux à la fois. Sa voix gravement chaleureuse et profondément sensible est une invitation permanente à un voyage féerique, magique, de tous les instants, à cette orgueilleuse et inexpugnable citadelle de l’amazighité, le Souss.

Quant aux instruments, il y a de tout. Bien évidemment la présence, comme toujours, de la guitare, de la basse, de l’orgue et autre batterie est plus que manifeste. Mais pas que cela. Il y a aussi l’emploi judicieux, pertinent et intelligent de la vielle amazighe, l’indétrônable rribab, et même du sempiternel lotar qui donnent au tout une allure amazighe fondamentalement authentique. Les racines ne sont jamais sacrifiées sur l’autel du tout moderne. Il ne faut pas trop dérouter l’auditeur, telle est la philosophie que le groupe essaye de faire sienne. Et à franchement parler, il y arrive très bien, trop bien même.

Si vous en avez l’occasion, n’hésitez donc pas à vous procurer ce magnifique album d’Amarg Fusion, je suis presque sûr que vous n’allez jamais le regretter. Mais de grâce évitez le piratage ou toute autre méthode illégale, car l’acheter est la seule manière d’encourager nos artistes à aller de l’avant et à continuer à nous donner de la joie et du plaisir. Vous n’êtes pas sans savoir que leur présence dans les "médias dits nationaux " n’est nullement souhaitée malgré la pléthore de boniments -qui ne trompent plus personne heureusement- des officiels hypocrites de Rabat sur une réhabilitation pour le moins fictive de l’amazighité.

N.B : si vous voulez en savoir davantage sur Amarg Fusion, vous pouvez effectuer une petite visite à leur site Internet : http://www.amarg-fusion.com/home/

mardi, septembre 19, 2006

Al-Anfal : la barbarie à l’œuvre

Après son procès portant sur l’affaire de Doujaïl, l’ex-raïs irakien Saddam Hussein et six autres coaccusés, tous dignitaires de son défunt régime, reviennent devant le Haut tribunal pénal irakien. Et ce pour s’expliquer, cette fois-ci, quant aux opérations tristement célèbres d’Al-Anfal. Les accusations sont extrêmement graves, par nature imprescriptibles : génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité, utilisation d’armes chimiques, exécution massive de civils

C'était Saddam Hussein lui-même qui a décidé du choix de la dénomination d'Al-Anfal -butin de guerre selon la sémantique coranique-, qui n'est autre que le titre de la 8e sourate du Coran où est évoquée "Badr ", la première grande bataille gagnée par le prophète contre ses ennemis, tous d’irréductibles réfractaires aux recommandations de sa nouvelle religion. Il va sans dire, et vous en conviendrez, que la reprise de cette appellation est tout bonnement inappropriée, voire même impropre parce que les Kurdes sont musulmans. Peut-être même plus musulmans que Saddam et ses hommes liges.

En réalité, l'instrumentalisation de l'Islam- une constante de toutes les dictatures arabes- par un régime qui se disait paradoxalement champion de la laïcité, du modernisme et autre progressisme, est un truisme. Il fallait donner une légitimité à ses propres horreurs quitte à battre en brèche les principes les plus simples de la religion musulmane. Et comme l'explique l’avocat arabo-irakien, Zouhir Kadem Abboud -l’un des rares à prendre la défense des Kurdes-, "Saddam a donné au massacre des kurdes et à leur extermination massive les allures d’une mission quasi-divine. L’objectif étant de donner le change aux autres populations irakiennes et gagner par voie de conséquence leur soutien ".

Crimes récurrents
On est donc à une contradiction près, mais le régime baâthiste, comme à son accoutumée, n’en a cure. Son principal objectif est de trouver hic et hunc une "solution finale " pour le "problème kurde ". Car tout ou presque a été essayé (arabisation totale, déportation de populations, exécutions sommaires, pressions tous azimuts...), mais en vain. Le Kurde tel un roc est toujours là. Il faut donc, en dernier recours, lui appliquer la manière forte, d’une cruauté insoutenable, qui n’a rien à envier aux méthodes des régimes les plus totalitaires, les plus inhumains et les plus sadiques. Désormais, tout serait permis et rien n’arrêterait plus Saddam et ses sbires dans leurs entreprises criminelles.

Il y a lieu de signaler qu’Al-Anfal n’est malheureusement que le point d’orgue d’une série de boucheries perpétrées depuis 1979 par les armées de Saddam contre les Kurdes. Le président de l’Institut kurde de Paris, Kendal Nezan, a estimé le nombre de victimes, y compris celles d’Al-Anfal, à quelque 400 000 morts. On peut en citer sans vouloir être exhaustif le massacre en 1979 de milliers de chiites kurdes, la liquidation en 1983 de près de 800 hommes dans la région de Barzan, 40 enfants massacrés en 1984, disparitions forcées d’intellectuels et de militants kurdes (Mohamed Rachid Fattah, Dichat Mariwani...), exécution sommaire de toute personne soupçonnée d’avoir la moindre sympathie avec les maquisards kurdes…

En un mot, le Kurdistan, dans sa totalité, est devenu, progressivement, à son corps défendant, une immense nécropole jonchée de corps de milliers d’innocents. Leur seul crime, c’est d’être kurde et s’entêter de le rester. Ce qui mettait le régime baâthiste dans tous ses états, car convaincu que, au nom de la supériorité réelle ou supposée de la culture et l’identité arabes, toutes les autres cultures et identités ne peuvent, en aucun cas, avoir droit de cité sur le territoire irakien. Par conséquent, elles devaient, en définitive, être anéanties, exterminées. C’est très simpliste, mais c’était ainsi.

Génocide à huis clos

Khaled Sulaiman, journaliste montréalais d’origine kurde, qui a vécu douloureusement cette tragédie dans sa chair et dans son âme- elle y a perdu plusieurs membres de sa famille-, et qui a publié dernièrement tout un livre en arabe sur ce sujet, a eu une définition pour le moins pertinente d’Al-Anfal. " C’était, explique-t-il, une opération militaire, politique, nationaliste, idéologique de l’œuvre de Saddam en 1988 contre les populations kurdes d’Irak. Tous les moyens de répression imaginables et d’extermination massive y étaient utilisés : armes chimiques, avions, chars… pour arracher, au propre et au figuré, les Kurdes à leurs maisons, à leur terre et les massacrer collectivement, dans des conditions non encore élucidées, dans le désert irakien. "

Quel prétexte le régime de Saddam a-t-il invoqué pour déclencher Al-Anfal ? Suite à l’accusation faite aux principales formations politiques kurdes, l’union patriotique kurde (UPK) et le Parti démocratique kurde (PDK), d’être en collusion avec l’Iran, qui était en guerre contre l’Irak, Saddam a ordonné à son cousin, Ali Hassan Al-Majid, d’en finir une fois pour toute avec les Kurdes et " nettoyer" tout le Nord de l'Irak de leurs combattants armés, les fameux perchmergas.

Personnage très irascible, extrêmement sanguinaire et féru d’armes chimiques (d’où son surnom d’Ali Le chimique), celui-ci va déclencher contre les Kurdes entre 1986 et 1988 huit grandes opérations meurtrières. Y sont utilisées toutes sortes de gaz (le gaz moutarde et les gaz neurotoxiques) prohibés pourtant depuis la convention de Genève de 1925. Il n’y avait que l’homme fort de l’Italie fasciste, Benito Mossilini, qui l’a transgressée en les utilisant en Abyssinie. C’ est vous dire...

Ayant les pleins pouvoirs sur tout le Kurdistan irakien, il a décidé, en 1987, que dans ce territoire il y avait des "zones interdites" dont une bonne partie de leurs habitants sont considérés comme des insurgés et conséquemment des ennemis. Il a donc donné son feu vert de tuer toute personne s’y trouvant. C’était la mise en branle des opérations génocidaires de triste mémoire d’Al-Anfal, qui ont duré du 23 février au 6 septembre 1988.

Tous les villages sont détruits et leurs populations regroupées dans des camps spécialement aménagés à cet effet. Si elles sont soupçonnées du moindre lien avec les rebelles, elles sont immédiatement passées aux armes. Ceux qui ont eu la vie sauve ne sont pas mieux traités. Ils sont déportés au Sud de l’irak pour disparaître, à jamais. C’était le cas dans la région de Garmyan, vidée, presque totalement, d’une grande partie de ses habitants. Dans les zones difficiles d’accès, l’utilisation d’armes chimiques- déjà expérimentées plus tôt sur l’Iran- était la règle pour en chasser les combattants kurdes et tous ceux qui ont fui la répression féroce des forces armées de Saddam.

Reste que le massacre le plus connu et dont les images apocalyptiques ont fait, à l’époque, le tour du monde est naturellement la ville martyre de Halabja- une quarantaine d’autres villages ont subit le même sort-, bombardée impitoyablement du 13 au 16 mars 1988 avec une panoplie de gaz plus ou moins connus : sarin, tabun et vx. Des enfants, des femmes, des vieux y ont péri dans des conditions terriblement et horriblement atroces. Les estimations vont jusqu'à 5000 morts dans cette seule ville de 60 000 habitants, 20 000 contaminés à vie avec bien évidemment de très graves séquelles, et des milliers de réfugiés en Iran.

Néanmoins, les pertes globales d’Al-Anfal en biens et surtout en vies humaines dépassent tout entendement. " On parle au bas mot, affirme Khaled Sulaiman, de 182 mille personnes sur une population de 5 millions d’âmes -ce qui est énorme- qui ont été tué ou disparu depuis ces opérations militaires. Toutes les catégories d’âge étaient concernées, même les femmes, les enfants et les personnes âgées. Pour les hommes, n’en parlons même pas. "

Preuves accablantes

Devant une telle horreur absolue, Human Right Watch n’a pas hésité à comparer Al-Anfal au nettoyage ethnique dont sont victimes les malheureux juifs se trouvant en territoire soviétique conquis par les nazis, lors de la Seconde Guerre mondiale. Car, comme le démontre les archives du régime irakien, tout est planifié au détail près. Outre les forces armées, plusieurs administrations étaient directement impliquées. De fait, on avait carrément affaire à une véritable industrie de la mort.

" De tous les crimes de Saddam Hussein, Al-Anfal est sans doute le plus massif en termes de victimes, le plus systématique dans le temps, note le spécialiste du Kurdistan Chris Kutschera en ajoutant que (c'est) aussi le plus documenté : des tonnes de documents saisis dans les bureaux des services de sécurité irakiens par les Kurdes après le soulèvement de mars 1991, et transférés aux Etats-Unis, où ils sont entreposés aux archives nationales du Congrès. "

La Convention internationale pour la prévention et la répression du 12 janvier 1951 définit le crime de génocide comme "l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ". Ce qui s’applique immanquablement et à tout point de vue au cas kurde. Il est donc tout à fait normal que Saddam et ses lieutenants soient poursuivis pour des accusations de génocide. Ce que le tribunal n’aura pas beaucoup de difficultés à prouver. Déjà les premiers témoignages des victimes l’étayent amplement. D’autant plus que l’accès aux archives du régime défunt, qui avait la manie de tout mettre sur papier, est chose on ne peut plus aisée.

" Solidarité " arabe

La complicité des régimes arabes avec Saddam est incontestable. Non seulement au nom du nationalisme arabe -sur le déclin mais encore en vogue-, mais aussi parce qu’ils voyaient le cas kurde d’un mauvais œil. Certains d’entre eux ont au sein de leurs territoires des minorités – et même des majorités- religieuses et linguistiques très importantes qui risquent de prendre graine des Kurdes. Rien ne garantit qu’elles ne seraient pas tentées de faire de même et revendiquer, elles aussi, leurs propres Etats.

Il était donc urgent, impérieux même de tout faire pour tuer dans l’œuf toute possibilité de création d’un Etat kurde. L’Algérie de Boumediène, qui avait fort à faire avec ses propres Berbères, a d’ailleurs joué un rôle déterminant dans la signature de l’accord de 1975 par lequel l’Irak, fait rarissime dans les annales des relations internationales, a renoncé le plus simplement du monde à une partie de son territoire au profit de l’Iran. En échange, celui-ci s’est engagé à l’aider à mettre fin, irrévocablement, à l’irrédentisme kurde.

Ce marché qui n’a pas eu la vie longue. Car on connaît bien évidemment la suite. Quelques années après, la donne a subitement changé. L’Irak allait envahir l’Iran après la prise du pouvoir par Khoumeyni pour tenter de mettre un point d’arrêt à l’exportation probable de sa révolution islamique. Ce conflit meurtrier arrangeait bien, d’une part, les riches théocraties du Golfe qui n’ont d’ailleurs jamais lésiné sur les moyens pour soutenir Saddam contre "l’ennemi persan" -l’animosité arabo-iranienne date de plusieurs siècles- ; d’autre part, il servait grandement Saddam dans la mesure où l’Irak est composé d’une majorité de chiites, donc forcément très sensible à ce qui se passait chez le voisin iranien. Il fallait donc tout faire pour faire taire ses empêcheurs de tourner en rond kurdes. Parce qu’il y avait des choses plus importantes à faire.

Si incroyable que cela puisse être, dans une information rapportée à l’époque par le Guardian, les ambassadeurs arabes à Londres n’ont pas trouvé mieux que d’exprimer leur mécontentement envers la presse et le gouvernement anglais. Le seul tort de ces derniers était de dénoncer, même si c’était à des degrés divers, les pratiques criminelles de Saddam contre les populations kurdes.

L’histoire peut même malheureusement se répéter. Aujourd’hui même, au Darfour, la Ligue arabe n’a de cesse d’apporter, sans aucun scrupule, un soutien indéfectible au gouvernement soudanais, qui, par milices interposées, commet les pires atrocités contre ses propres populations. Leur seul crime, comme c’était le cas avec les Kurdes, c’est qu’elles n’ont pas cette chance inouïe d’être arabes.
Silence de l’intelligentsia arabe

Quant à l’élite intellectuelle arabe, le jugement de Khaled Sulaiman est sans concession. " À part, regrette-t-il, une minorité d’hommes de culture qui ont brisé tardivement- il faut le souligner- le silence comme Adonis, Hazim Saghia, Abbas Bidoun, Ilias Khouri, Waddah Charara et Hassan Daoud, la majorité composée essentiellement de gauchistes, de nationalistes et d’islamistes est restée prisonnière des perceptions habituelles du parti Baâth, qui, comme on le sait, tendent à voir dans le Kurdistan rien de moins qu’un second Israël. "

Mais l’attitude la plus intenable et la plus insupportable aussi- vu l’envergure de l’homme- est celle de l’un des esprits les plus brillants de sa génération, le penseur américain d’origine palestinienne, Edward Saïd. Celui-là même qui n’arrêtait pas de prendre son bâton de pèlerin pour dénoncer, sans cesse, les "injustices " faites aux Arabes et aux Palestiniens, n’a pas hésité à mettre en doute la véracité des massacres des Kurdes. Et s’ils ont réellement eu lieu, ils ne peuvent être, selon lui, que de l’œuvre de l’Iran.

Dans le London Review of Books, il avait écrit noir sur blanc que "l’information selon laquelle l’Irak a gazé ses propres populations a été répétée ici et là. C’était complètement non fondé. Il y a au moins un rapport militaire dont les conclusions montrent clairement que le gazage des Kurdes a été l’œuvre non pas de l’Irak, mais de l’Iran. Mais, personne n’a daigné les évoquer". Pire, encore, il n’a pas hésité à accuser Kanâan Makiya, l’un des rares intellectuels arabo-irakiens à rapporter, des épreuves à l’appui, les crimes de Saddam, d’être, si fantaisiste que cela puisse être, au service des Américains et même de travailler pour l’ex-président américain, Georges Bush père.

Halkwat Hakem, professeur et réfugié kurde en France, fait remarquer quant à lui, un peu désabusé que "le monde arabe ne parle jamais des crimes commis par le régime irakien contre les Kurdes, contre la population arabe. Pour quelles raisons ? Je pense que le monde arabe, qui a l’esprit et les yeux fixés sur le problème palestinien, ne veut pas qu’une autre question aussi juste soit-elle, soit exposée, exprimée au sein de sa population, surtout quand cette question concerne un pays ou un dictateur arabes et qu’elle peut de plus amener l’opinion publique à accorder moins d’importance au sort des Palestiniens car, en comparaison, la population kurde a beaucoup plus souffert que la population palestinienne. Assez souvent d’ailleurs, les Kurdes disent souhaiter avoir autant de droits et de libertés que les Arabes en Israël. Les Palestiniens ont la possibilité de mener une Intifada : en deux ans, il y a eu 2000 tués palestiniens. En un quart d’heure, Saddam Hussein, le chantre du nationalisme arabe, a tué 5000 personnes, et, contrairement aux Palestiniens dont la cause est défendue à travers le monde, personne n’a rien dit ".

Complicité occidentale

Si l’attitude bienveillante des pays du bloc communiste est tout à fait logique, le silence assourdissant du monde occidental, c’est-à-dire des pays démocratiques et des droits de l’homme, par rapport aux atrocités de Saddam est tout simplement inacceptable, immorale et scandaleux. Elle s’explique pour essentiellement deux raisons :

La première, c’était que l’Irak et son régime sont devenus par la force des choses des protecteurs des intérêts euro-américains dans ce Moyen-Orient extrêmement sensible. Surtout après la prise du pouvoir à Téhéran par les Islamistes et l’exil de l’un des alliés les plus sûrs notamment des Américains et accessoirement des Européens dans la région, le Shah d’Iran. Il faut en plus éviter par tous les moyens la "contamination " des pays voisins, très proches si ce n’est carrément inféodés à l’Occident, par la "révolution islamique " de Khoumeyni, par essence anti-occidentale.

L’Irak apparaît donc comme le seul rempart à même de stopper net le nouveau régime iranien dans ses visées révolutionnaires. D’où le lancement de la guerre Iran-Irak qui allait durer quelque huit années pendant laquelle le soutien à Saddam occidental a été constant, total, aveugle même. Le 20 décembre 1983, le futur secrétaire américain à la défense, Ronald Rumsfeld, celui-là même qui a tout fait que pour les États-Unis interviennent en Irak, ne s’est pas embarrassé pour prendre le chemin de Bagdad et aller serrer la main du dictateur Saddam.

" C’était encore lui qui prépara sans scrupule les arrivages de produits chimiques, qui allaient servir, en 1988, au gazage des habitants du village kurde de Halabja, au Nord de l’Irak. C’était, en outre, les armes de l’aide militaire américaine qui permirent aux troupes irakiennes d’envahir le Koweït le 2 août 1990 ", à en croire e journaliste Ryadh Fékih.

Pire, quelques mois après le martyre insoutenable de Halabja, les Américains n’ont eu aucun mal à accorder 1 milliard de dollars de crédits supplémentaires au dictateur de Bagdad. C’est vrai qu’à l’époque, Saddam n’était pas encore devenu, pour les Américains, le monstre, le psychopathe, le nouvel Hitler… et autres sobriquets non moins éloquents. On pouvait encore compter sur lui. Par voie de conséquence, il ne fallait rien lui refuser.

La deuxième, c’est la vente des armes au régime irakien. Ce qui pose à coup sûr un problème de conscience pour certains pays européens. Le cas de la France est très édifiant à ce niveau. La fameuse "politique arabe " de la France, héritée de Gaulle, ne peut pas tout expliquer. Et c’est le cas de le dire. Il faut rappeler que, à l’époque, l’Irak était considéré par l’establishment français comme un nouvel Eldorado. Car le pays a besoin de tout et en plus, il est plus que solvable, immédiatement.
Notre ami Saddam

Sur ces entrefaites, il ne fallait pas être étonné que la France soit devenue le deuxième fournisseur en armes à Saddam juste après l’Union soviétique(c’était ce pays qui lui a fourni son premier réacteur nucléaire). Ses relations avec l’Irak date de la fin des années 60 du siècle passé lorsque le général De Gaulle était encore au pouvoir. Elles ont continué, voire se sont renforcées, sous la présidence de G. Pompidou. C’était d’ailleurs en 1972 que le futur président d’Irak, Saddam Hussein, a effectué sa première visite officielle en France.

Le rapprochement militaire entre les deux pays allait donc crescendo surtout avec Jacques Chirac comme Premier ministre de Giscard d’Estaing. Jugeons ce qu’il dit à Saddam en septembre 1975 : " Vous êtes mon ami personnel. Vous êtes assuré de mon estime, de ma considération, de mon affection. " Voilà, la messe est dite. C’était d’ailleurs lors de sa présence à Matignon que la coopération nucléaire a été signée. Même si la France se défendait de lui avoir livré que du nucléaire civil, les Israéliens n’ont voulu rien savoir. Ils ont bombardé en 1981 le réacteur irakien " Osirak ". Pour les autres armes conventionnelles, la France ne refusait absolument rien au régime irakien. Comment peut en être autrement alors que Saddam, appelée par flagornerie le " Richelieu arabe ", payait rubis sur ongle ?

Sous la présidence socialiste, la France ne changera pas d’un iota la nature de ses rapports avec Bagdad. François Mitterand a eu cette phrase on ne peut plus révélatrice en évoquant le conflit irako-iranien : "Nous ne voulons pas la défaite de l’Irak. " " À l’époque, explique avec une ironie acerbe Frédéric Pagès, le journaliste du Canard enchaîné, on trouve tant de vertus à Saddam. La laïcité, le socialisme du baâth, ‘’l’émancipation des femmes irakiennes’’ servent d’alibis. Cet Etat ‘’jacobin’’, centralisé, moderniste, a renversé la monarchie en 1958 aux accents de ‘’La Marseillaise’’ et de ‘’La Carmagnole’’. Cela autorise bien quelques ‘’Vendées’’ sanglantes ? "

En fait, la France a été toujours à la disposition totale de Saddam. Toutes les armes françaises qu’il souhaitait lui étaient livrées illico presto. Pour résumer, on trouve dans ce cas de figure l’application concrète, cynique même de la célèbre phrase de Gaulle : " La France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts ". Nous sommes tentés de dire qu’elle n’a pas non plus de principes. L’humanisme, la démocratie et les droits de l’homme dont tous les hommes politiques français n’arrêtent pas de se gargariser, toutes tendances confondues, s’en trouvent sacrifiés sur l’autel des intérêts purement mercantiles. Cités par Frédéric Pagès, Paul Angeli et Stéphane Menier écrivent dans leur livre Notre Allié Saddam qu’ "un président (Miterrand ) et trois Premiers ministres, Mauroy, Fabius et Chirac, ont fait l’impasse sur les exploits de l’Irak en chimie appliquée ".

Justement en évoquant les armes chimiques, ce n’était pas Saddam qui les a fabriquées. C’était, encore une fois de plus, en plus des Américains, les Allemands et les Anglais les lui ont fournies, abondamment. D’où bien évidemment la gêne pour le moins perceptible des chancelleries occidentales et même communistes, et la timidité évidente de leur condamnation des crimes atroces commis au Kurdistan.

Seuls le Canada et les pays scandinaves -et c’est à leur honneur- ont eu le courage de le brocarder, sans ménagement. Amnesty International n’est pas en reste. Cette organisation, toujours à l’affût, n’a pas hésité à dévoiler au monde entier l’hypocrisie des pays occidentaux. En effet, on peut lire dans l’un de ses rapports que "dix-sept entreprises britanniques figurant sur la liste des sociétés ayant vendu à l’Irak des technologies permettant de construire des fusées ou des armes nucléaires, biologiques, chimiques ou conventionnelles (...). (…) 24 sociétés américaines ont vendu des armes à l’Irak ainsi que des technologies pour des armes nucléaires et des fusées. En outre, environ ‘’50 filiales d’entreprises étrangères ont mené leurs transactions portant sur la fourniture d’armes à l’Irak depuis le territoire des Etats-Unis’’. L’Allemagne apparaissait comme le plus important partenaire de l’Irak dans le secteur de l’armement, avec 80 entreprises ayant vendu des technologies militaires à Bagdad ".

Catharsis, peut-être !

Cela étant dit, la chute du régime baâthiste de Saddam - peu importe comment et par qui- a été accueilli à juste titre avec beaucoup de soulagement par les populations kurdes et chiites. Le principal pour elles, c’est qu’il ne soit plus au pouvoir et s’il est jugé, c’est encore mieux. D ’ailleurs, on n’ergotera pas indéfiniment sur les modalités de son procès, mais une chose est sûre, celui-ci serait l’occasion pour les victimes encore vivantes de se mettre en face de leur bourreau, affaibli, complètement démuni.

Qui sait ! Peut-être arriveraient-elles à tourner, en définitive, la page et à envisager l’avenir sans ce "monstre ". Un monstre qui n’est – est c’est tellement vrai-, encore une fois selon Khaled Sleiman, qu’ "un produit de ce que la culture occidentale a de plus violent en elle et la mentalité clanique, tribaliste et chauvine arabe ". Le très controversé Bernard Lewis, le célèbre universitaire britannique installé aux Etats-Unis, abonde d’ailleurs dans le même sens, si ce n’est plus, en considérant le parti baâth ni plus ni moins qu’un clone du parti nazi.

Et comme on le sait, le nazisme, le fascisme et autre totalitarisme sont à l’origine des phénomènes éminemment occidentaux. Sans vouloir dédouaner Saddam, en fait, si on y réfléchit de près, il n’a finalement rien inventé. Il n’a fait en quelque sorte que s’inspirer, avec la bénédiction des démocraties occidentales, de tous les anciens dictateurs européens. Staline entre autres qu’il considère, à titre de rappel, comme son modèle d’homme politique.