vendredi, juillet 28, 2006

Tafsut ou la movida amazighe qui continue

Les Amazighs font tellement preuve de créatitivité en ce moment que l’on peut aisément assimiler cette effervescence, qui en étonne plus d’un contempteur, à une réelle movida. Elle touche presque à tous les domaines culturels et même politiques -il faut le croire. Si le cinéma est très en vogue, la musique n’est pas non plus à la traîne. On connaît Agizul, Yuba, Massinisa, Amarg Fusion, Mellal, mais un peu moins Tafsut. Cette troupe agadiroise veut, elle aussi, apporter son grain de sel à toute cette ébullition inventive. Qui s’en plaindra !

Abdellah Bouzandag, fondateur et leader du groupe, raconte son aventure avec la musique en ces termes : « Lorsque j’étais petit, je l’aimais tellement que je me suis fabriqué un petit violon que je faisais ‘’geindre’’ à longueur de journée en provoquant un boucan infernal à la maison. Ce qui bien évidemment indisposait au plus haut point mes parents qui, en désespoir de cause -car ils ne voulaient en aucun cas que je devienne musicien-, me le cachaient. Parfois excédés, ils n’hésitaient pas à me le casser. »

Mais ce n’était pas sans compter sur sa volonté de fer, car il refabriquait de plus belle son instrument rudimentaire au plus grand dam des membres de la famille. De guerre lasse, ils ont fini par lâcher du lest. En réalité, ils se sont rendu finalement compte que leur fils a à coup sûr la musique dans le sang. Autrement dit, il n’y a rien à faire. Il vaut mieux laisser faire.

Laissé enfin tranquille, notre artiste, qui a grandi à Tagant, entre Bouyzakaren et Agoulmim, mais dont la famille est originaire d’Aït Baâmran, trouvera là l’occasion d’aller de l’avant en améliorant, d’une manière autodidacte, sa vocation musicale et poétique. Commence alors l’écoute intensive du répertoire musical amazigh avec tous ses genres et toutes ses couleurs ( Izenzaren, Ousman, Ammouri M’Bark, Idir…).

Désormais, le chant fera partie de sa vie. Il lui est même consubstantiel. Il n’hésite jamais à le montrer et à prouver, en outre, qu’il a du talent, à en revendre. « Au lycée, révèle-t-il, je participais à toutes les activités culturelles de l’établissement, plus particulièrement tout ce qui a trait au théâtre et à la poésie amazighs. À chaque fois que j’en ai l’occasion, j’interprète volontiers, même à cappella, les chansons d’Izenzaren et d’Ammouri M’bark. Le public a toujours apprécié et en redemande même. »

Par la suite, vient le tour des rythmes occidentaux, la maîtrise de l’anglais aidant – il est titulaire d’une licence en lettres anglaises-. Il découvre d’autres manières professionnellement plus perfectionnées de pratiquer de la musique qu’il a souhaité appliquer à la chanson amazighe pour la sortir, autant que faire se peut, de sa quasi-léthargie. D’autant que depuis l’époque des légendaires Izenzaren et des avant-gardistes Ousman, aucun groupe du Souss n’a fait réellement preuve d’originalité. Malgré, il faut le reconnaître, quelques tentatives ici et là qui n’ont pas tardé à faire malheureusement long feu faute de persévérance et de conviction. Ce n’est que dernièrement que le renouveau est devenu une réalité tangible avec une nouvelle vague d’artistes on ne peut plus douée, sortie tout droit du giron de la mouvance amazighe.

C’était à l’Université d’Agadir que l’idée de former un groupe a vu le jour surtout que les conditions sont enfin réunies. Le mouvement culturel amazigh ( MCA), très actif à Agadir et toute sa région, y est bien évidemment pour quelque chose. « Ma rencontre avec un ami, El-Manari Abderrahman ( Dahan), guiatriste de son état, a été déterminante à tous les points de vue, s’épanche Abdellah Bouzandag, très engagé lui-même dans le militantisme amazigh. À dire vrai, c’était grâce à lui que j’ai eu ma première expérience de travail musical. Même s’il ne parlait pas le tamazight, il adorait par-dessus tout ses sonorités et ses rythmes. Résultat : nous avons pu composer plusieurs chansons dont ‘’amzruy’’, ‘’tilelli’’, ‘’amuddu’’ que nous avons interprétées lors d’une soirée organisée par les militants de la mouvance amazighe (MCA). Notre prestation a beaucoup plu à l’assistance si bien qu’elle a été en quelque sorte le déclic qui nous a poussés à penser sérieusement à la création d’un groupe musical. Ainsi, Tafsut est née en 2004. Ce qui est un peu dans la logique des choses. »

Pour quelle raison le choix est-il tombé sur Tafsut - printemps en tamazight- ? « En fait, la première fois que la troupe s’est produite devant le public c’était justement en 2004, lors de la célébration du printemps amazigh par les étudiants de l’Université d’Agadir. Une célébration qui a été d’ailleurs marquée par la répression féroce des forces de l’ordre marocaines qui voyaient d’un mauvais œil toutes les manifestations estudiantines –pacifiques il faut le préciser- qui ont eu lieu dans son sillage. En souvenir de cet événement un tantinet douleureux, nous avons décidé de baptiser notre groupe, Tafsut », explique encore une fois A. Bouzandag.

D’autres musiciens – tous étudiants-, talentueux les uns que les autres, viennent renforcer la troupe : deux guitaristes, Walid Amajerkou et Hicham Akhanchi, qui n’est que le neveu du grand musicien amazigh Ammouri M’Bark ; au clavier, c’était Mounir Eddahbi et enfin Abdlhadi Aït Lahcen qui était à la batterie et à la percussion. Le dénominateur commun de ce beau monde est qu’il est féru de la musique amazighe moderne ( Ammouri, Idir, Walid Mimoun…) et qu’il porte un intérêt plus que prononcé pour tous les genres musicaux occidentaux.

Au fur et à mesure et au grès des circonstances, d’autres membres vont le rejoindre comme Koukou Omar, Fatima Dougrame… dont quelques-uns sont partis pour un tas de raisons ( travail, raisons familiales, départ pour l’Europe…). Reste que le noyau de Tafsut est toujours là, à savoir Hicham Akhanchi, Walid Amajerkou, Mounir Eddahbi, Abdlhadi Aït Lahcen, Walid Meraghe et bien évidemment A.Bouzandag.

Tafsut a fait de l’engagement son cheval de bataille et c’est à son honneur. Il ne chante que des sujets on ne peut plus sérieux. Exit les thèmes traditionnels pour ne pas dire galvaudés ! Jugez-en : la liberté, l’histoire et l’identité amazighes, les oubliés de la guerre de libération, l’émigration clandestine... En tous les cas, tout cela est prometteur.

Quid du style ? « C’est une sorte de fusion entre les rythmes occidentaux (reggea, rock...) et amazighs dans toutes leurs richesses. C ’est une sorte de mariage heureux entre le monde amazigh et occidental. De fait, nous avons déployé de réels efforts pour avoir notre propre personnalité musicale, qui nous distingue des autres formations déjà existantes», nous confie A. Bouzandag.

En attendant de produire son premier album, que l’on espère dans les plus brefs délais (aux dernières nouvelles, on y travaille d’arrache-pied), la troupe Tafsut a animé beaucoup de soirées et pas mal de festivals que ce soit au Maroc - particulièrement dans la région du Souss- ou à l’étranger. Elle a d’ailleurs participé au Forum social méditerranéen de Barcelone en 2005, au premier festival de culture amazighe de Lille... En juillet 2004, son dynamisme est couronné par une première reconnaissance et non des moindres. Elle a réussi à décrocher le prix de la création collective organisé en marge du festival Timitar à Agadir. C’est vous dire tout le talent que recèle cette prometteuse formation amazighe. Il faut juste l’encourager.

samedi, juillet 22, 2006

Al-Anfal ou le génocide kurde

Si vous suivez un tant soit peu l’actualité irakienne, vous aurez certainement entendu parler ces derniers temps d’Al-Anfal. Mais vous ne savez pas exactement de quoi il retourne. Quoi de mieux qu’un kurde irakien pour nous en parler. Rencontré à Montréal, Khaled Sulayman, 35 ans, journaliste -écrivain et poète aussi-, a eu l’amabilité de répondre à mes quelques questions.

C’est quoi exactement Al –Anfal ?

C’était une opération militaire, politique, nationaliste, idéologique de l’œuvre de Saddam au printemps de 1988 contre les populations kurdes d’Irak. Tous les moyens de répression imaginables et d’extermination massive y étaient utilisés : armes chimiques, avions, chars…pour arracher, au propre et au figuré, les Kurdes à leurs maisons, à leur terre et les massacrer collectivement, dans des conditions non encore élucidées, dans le désert irakien.

À combien estime-t-on le nombre de victimes ?

On parle au bas mot de 182 mille personnes qui ont disparu depuis ces opérations militaires. Toutes les catégories d’âge étaient concernées, même les femmes, les enfants et les personnes âgées. Pour les hommes, n’en parlons même pas.

C’était un véritable nettoyage ethnique ?

Si l’on se réfère à tous les traités internationaux définissant le génocide, dans ce cas de figure, nous avons là effectivement un véritable génocide.

Pour quelle raison a-t-on visé les Kurdes et non pas d’autres communautés ethniques d’Irak ?

Comme le régime nazi a voulu se débarrasser des juifs, le régime baâthiste de Saddam a voulu faire de même avec les Kurdes. Pour la simple raison que ceux-là, jaloux de leur identité et de leur culture, ont été toujours des opposants acharnés à l’idéologie arabiste de Saddam et ses politiques d’arabisation qui les visaient.

En quoi consistait cette arabisation ?

Le régime baâhtiste en Irak – en Syrie aussi- avait un projet d’arabisation totale (culturelle, linguistique et même mentale) des Kurdes et de toutes les minorités linguistiques non arabes se trouvant sur son territoire. Mais les Kurdes s’y sont opposés avec beaucoup de courage à telle enseigne qu’un mouvement politique et militaire a vu le jour pour mettre en échec les objectifs de Saddam. Que ce soit dans les villes ou les villages du Kurdistan. Si l’aile politique, avec tout ce que cela implique comme soutien médiatique et idéologique, était très active dans les villes ; dans les campagnes, l’aide logistique et matérielle a été très importante. Les combattants kurdes y étaient toujours accueillis un peu comme des héros.

Nous savons que le Kurdistan irakien est une immense territoire, mais quelle est exactement la partie qui a été visée par d’Al-Anfal ?

Toute la région malheureusement a été touchée. Mais la localité qui a souffert le plus était celle dont je suis originaire, Garmyan.

Où étiez-vous et quel âge aviez-vous à ce moment-là ?

J’avais 17 ans et je résidais dans la ville Souliymania, à quelque 270 km au nord de Bagdad dans le Kurdistan irakien. À l’époque, j’étudias encore le théâtre à l’Institut des beaux-arts de la même cité.

Par quel moyen avez-vous appris la mauvaise nouvelle ?

Grâce principalement aux radios clandestines des partis politiques kurdes et les grandes radios internationales comme la BBC et Voix de l’Amérique. En revanche, pas un seul média arabe, qu’il soit irakien ou autre, n’a daigné rapporter l’information. Ce qui n’était pas vraiment étonnant.

Des membres de votre famille vous ont tenu également au courant, n’est-ce pas ?

En effet, lorsque j’ai su qu’une cousine éloignée était rentrée de Garmyan, j’ai vite fait de la contacter pour m’enquérir de la situation. Lorsque je l’ai appelée au téléphone, elle m’a demandé de venir vite la rejoindre de peur qu’elle soit sur écoute. Je suis parti sur-le-champ. Arrivé chez elle, elle m’annonça, complètement catastrophée, que les forces militaires de Saddam ont traversé le fleuve « Awaspi », qui était un peu comme une ligne de démarcation. Ce qui veut dire qu’elles sont bel et bien arrivées dans ma région. Il n’y a déjà plus rien à faire. Les forces de Saddam peuvent s’adonner à leurs exactions et la déportation massive peut donc commencer, en catimini.

Et qu’en est-il de votre propre famille ?

En fait, ma propre famille avait quitté mon village natal depuis belle lurette. Heureusement d’ailleurs, car c’est cela qui nous a sauvés. Par contre, deux de mes oncles, leurs femmes et tous leurs enfants ont disparu. En plus des dizaines et des dizaines de cousins proches ou éloignés. Je peux estimer le nombre de disparus dans ma grande famille à au moins 200 personnes. Ce qui est énorme, vous en conviendrez.

N’y avait-il pas une résistance ?

Même s’il y en avait une, elle ne pouvait rien. Vu l’importance en hommes et en matériel de l’armée de Saddam. En fait, si importante qu’elle ait pu être, il l’aurait écrasée en peu de temps.

Pourquoi a-t-on visé à ce point votre propre région au Kurdistan ?

À cause principalement de son emplacement. En fait, Garmyan se trouve au sud du Kurdistan. Donc complètement à la portée de Saddam, car loin des frontières iraniennes et turques que les populations auraient pu toujours traverser, non sans danger, pour se réfugier – comme elles l’ont toujours fait- dans les pays voisins. Aucune possibilité de s’enfuir. Elles se sont donc trouvées facilement assiégées pour finalement être les proies faciles des forces irakiennes et leurs mercenaires kurdes.

Des kurdes qui participaient au massacre des leurs !

Bien sûr ! D’ailleurs, dans notre littérature politique, ils sont appellés péjorativement les ânons de Saddam. C’était des militaires qui faisaient partie des bataillons légers de l’armée irakienne composés exclusivement des seuls Kurdes. Car, et c’est connu, ceux-là détestent accomplir un quelconque service militaire et à plus forte raison faire partie de l’armée régulière irakienne. En fait, ces bataillons légers étaient la parade efficace que le régime de Bagdad a trouvée pour enrégimenter, les énormes moyens financiers aidant, certains Kurdes.

Saddam est en train d’être jugé en ce moment même, qu’est-ce que vous attendez de son procès ?

À dire vrai, parler de ce sujet est très compliqué. Car, à ce jour, beaucoup d’États, d’avocats et de syndicalistes arabes ne sont même pas encore convaincus que Saddam a commis les pires atrocités. Vous n’avez qu’à lire les journaux et voir les télévisions satellitaires arabes pour vous en convaincre. C’est tout simplement désespérant. Même les plus grands intellectuels arabes ont pris sa défense. L’un des théoriciens du bâahtisme, le Marocain Mohamed Abd Al-Jabiri, pour ne citer que celui-là. En fait, il n’y a que Saddam qui doit être jugé. Certains penseurs arabes aussi. Car complices de ses horribles crimes qu’ils essayent de justifier, avec beaucoup de succès, auprès des masses arabes abreuvées de théories fumeuses de conspiration. Il n’est pas rare de rencontrer encore aujourd’hui des Arabes qui pensent que Saddam était un grand dirigeant et que tout ce qui se raconte à son propos n’est qu’un énième complot contre cet ex-symbole de la « nation arabe ».

Est-ce que vous serez prêts à lui pardonner ?

Il est hors de question. On ne peut pas pardonner à un tel criminel. Il faut absolument qu’il ait le sort qu’il mérite. Il faut qu’il soit jugé non pas d’une manière expéditive comme il a l’habitude de faire à ses opposants, mais selon les lois en vigueur.

Êtes-vous d’accord de lui appliquer la peine capitale ?

C’est une question difficile. Car je suis démocrate d’autant plus que je suis poète, écrivain et journaliste. Mais en même temps, j’ai été sa victime. Il a noirci ma vie tout entière. En tant que personne, des hommes comme Saddam doivent être condamnés à mort. Mais si jamais il présente des excuses sincères et fait amende honorable, je pourrais revoir ma position. Mais le hic, c’est qu’il persiste, contre toute logique, à nier ses horribles crimes.

Des crimes qu’il légitime avec la religion !

Effectivement. D’ailleurs, le monde entier l’a vu un Coran à la main lors de son procès pour le massacre de Doujaïl. Si incroyable que cela puisse être, « al-Anfal » est un terme qui est justement tiré du Coran. C’est vous dire... En tous les cas, il ne s’est jamais embarrassé d’instrumentaliser, effrontément, l’Islam alors que son régime est prétendument laïc.

Comment voyez-vous l’avenir du Kurdistan ? Serait-il mieux qu’il reste au sein de l’Irak ou qu’il s’en sépare ?

À mon avis, il vaut mieux que l’on reste au sein de l’Irak. Car, en cas d’indépendance, le Kurdistan sera en butte à beaucoup de dangers. Comme vous le savez, nous sommes entourés de pays qui ne nous portent pas forcément dans leur cœur : la Syrie, l’Iran et la Turquie. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut que l’on se défasse de notre rêve national à tous, à savoir la fondation d’un État propre aux Kurdes. C’était d’ailleurs pour cette raison que nous avons insisté, beaucoup, avec plus ou moins de succès, lors de la rédaction de la nouvelle Constitution irakienne pour qu’elle comporte des articles stipulant clairement le droit du peuple kurde à l’autodétermination lorsqu’il en formulera la demande.

N’y a-t-il pas d’autres dangers ?

Si. Il y a un autre danger de taille, mais kurdo-kurde celui-là. Depuis longtemps, le mouvement national kurde n’a rien produit. Dans le passé, il exploitait, à outrance parfois, les sentiments, les douleurs des gens et l’injustice historique faite à notre peuple. Ce qui lui a permis, dans un premier temps d’exister et par le fait même de renforcer son discours politique. Mais maintenant, cette stratégie, qui a fait certes ses preuves, est usée. Il faut donc inventer autre chose. Autrement dit, il faut apporter des solutions concrètes aux problèmes terre à terre qui se posent à nos populations dans tous les domaines : l’éducation, le travail, l’économie, la vie démocratique… Si le mouvement national kurde fait l’erreur de copier le nationalisme arabe, il est certain que l’avènement d’un Hamas kurde ne sera qu’une question de temps.

Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur la situation actuelle de l’Irak ?

On s’est débarrassé, enfin, de Saddam, mais pour avoir des religieux à sa place. C’est tout simplement un scénario pour le moins désespérant. Un homme politique, si important, si intelligent qu’il soit, ne peut tout simplement pas rivaliser avec eux. Il n’attirera qu’une minorité insignifiante de gens. En revanche, les mollahs, eux, sont capables de rassembler des milliers de gens autour d’eux. Pire, il suffit d’un seul petit mot de leur part pour que des foules immenses soient mobilisées. Vous n’avez qu’à voir l’exemple du fameux Moqtada Al-Essadr. Bref, l’Irak est malheureusement une société très sous-développée. Il ne peut donc être gouverné que selon des paramètres religieux, confessionnels et ethniques. C’est triste à dire et qu’on se le dise en toute franchise, la démocratie dans ce pays est tout simplement un vœu pieux !

mardi, juin 27, 2006

Raymond Devos tire sa « dernière » révérence

Ainsi donc Raymod Devos est mort ! Tous les théâtres où il a l'habitude de se produire et tous ses admirateurs doivent certainement le regretter et même le pleurer. Ils ont mille fois raison, car c'est une véritable bête de scène, une icône du comique qui s'en va, à jamais.

Raymond Devos peut se targuer d'avoir l'une des carrières les plus longues –50ans- et les plus riches. Son secret : un humour sui generis, très particulier, très personnel. Bien plus, je dirais un style unique dont il ne s'est jamais départi jusqu'à ce que les jambes lui jouent un énième tour – pas du tout marrant cette fois-ci- et le lâchent, progressivement, pour s'éteindre dans sa maison de la banlieue parisienne à 83 ans. Son vœu de rendre l'âme sur scène ne s'étant pas réalisé.

Soliloques absurdes

L'humoriste aux éternels costume bleu et nœud papillon vit le jour le 9 novembre 1922 à Mouscron en Belgique de parents français. Peu de temps après, sa famille rentre, pour des raisons peu connues en France, et s'installe, dans un premier temps, au Nord du pays avant de décider de s'établir, définitivement, en 1931 à Paris.

Malgré une citoyenneté française en bonne et due forme, Devos a découvert dernièrement qu'il n'est même pas inscrit aux registres du service central de l'état civil. Parce que ces parents avaient tout simplement omis, à sa naissance, de le déclarer auprès du consulat français. Comme on peut bien l'imaginer, cette situation ubuesque, absurde même, n'aurait pas manqué de l'inspirer. Sauf que le destin est venu s'en mêler pour décider autrement du cours des choses.

En fait de l'absurde, il est un trait saillant de son humour –et même de sa vie. Influence à coup sûr de son époque et de ses penseurs, Ionesco entre autres. Même physiquement, Devos a quelque chose d'étrange. Avec son regard halluciné, ses grosses lunettes fumées, une silhouette pour le moins impressionnante -surtout à la fin de sa vie-, une voix rauque, le côté " absurde " du personnage ne s’en trouve qu’accentué. Toujours est-il que Devos est l'un des rares si ce n'est le seul comique français à le cultiver, et de quelle manière !

Comment procède-t-il ? Voici son explication : " Écrire n'a jamais été laborieux. C'est l'esprit qui joue sur les mots. Ce sont des jeux d'esprit où la sonorité des mots est primordiale. Brusquement, on franchit les limites de la logique. Ça tombe dans l'absurde. Faire croire aux gens qui m'écoutent que le vert est rouge. Ils doivent traverser avec moi cette frontière. D'où mon immense admiration pour Marcel Aymé et Antoine Blondin qui arrivaient à inscrire l'imaginaire dans le réel. ".

Cette vocation du clown de l’absurde, il se l’est découverte un peu tardivement, par le plus grand des hasards. Âgé de 33 ans et vivant d'expédients, – il a fait presque tous les métiers- et au moment où il se posait vraiment des questions sur l'orientation à donner à sa vie, le déclic lui est venu, aussi étonnant que celui puisse être, lors d'une conversation pour le moins anodine. Alors qu'il était dans un hôtel sur la côte – à Biarritz plus précisément- un jour de tempête, un serveur lui a annoncé qu'il ne pouvait pas voir la mer parce que démontée. " Et vous la remontez quand ? ", lui a répliqué du tac au tac Raymond Devos.

Cet échange allait changer de fond en comble sa vie et l'inspirera dans l'écriture d'un premier sketch intitulé justement, la mer démontée. Enfin, le filon est trouvé ! Et sa carrière démarrera sur les chapeaux de roue. Le succès ne le quittera presque jamais.

Reste que son premier " baptême du feu " a eu lieu en 1956 lors d'un spectacle de Maurice Chevalier malgré les réticences de ce dernier. " Maurice Chevalier, se rappelait-il, ne voulait pas de moi. Me prenant pour un guignol, il craignait que le public n'apprécie pas mes différents passages scène. Jacques Canetti a insisté. Tout de suite ça a marché, mes sketches passaient la rampe. "

la langue française à l’honneur

Ses monologues humoristiques, qu'il interprète toujours en compagnie de son pianiste préféré Hervé Guido, sont extrêmement bien travaillés, extrêmement bien ficelés, extrêmement bien ciselés. Rien n'est laissé au hasard. Il les travaillait un peu comme le ferait un joaillier expérimenté à ses bijoux. C'est un perfectionniste comme on n'en connaît pas un. Ils sont chacun un hymne à la langue française tellement qu'ils la célèbrent.

Fin connaisseur de la langue de Molière, il en connaît toutes les subtilités, tous les secrets. Il se joue avec une facilité déconcertante avec ses mots, ses homonymes, ses figures de style, ses expressions idiomatiques pour en sortir toute l'absurdité et provoquer des sourires, des rires et des fous rires, à n'en pas finir.

Quant au rire à proprement parler, il en a une définition intéressante : " Le rire permet de chasser le réel pendant un certain temps, d'oublier les choses qui sont pesantes, qui vous préoccupent, qui vous gênent. C'est ça le rire, c'est fait pour ça, pour oublier la mort. "

Pour juger de ses prouesses, florilège de quelques-uns de ces exploits : " Il paraît que quand on prête l'oreille, on entend mieux. C'est faux ! Il m'est arrivé de prêter l'oreille à un sourd. Il n'entendait mieux " ; " Quand j'ai tort, j'ai mes raisons, que je ne donne pas. Ce serait reconnaître mes torts. " ; " Si ma femme doit être veuve un jour, j'aimerais bien que ce soit de mon vivant "…

Qui mieux est, il était l'un des rares comiques à ne pas succomber à la trivialité et à la vulgarité qui caractérisent tant le comique français de ces dernières années. Il faut donc être bien concentré pour saisir toutes ses allusions, ses sous-entendus, ses insinuations, ses calembours, ses gags... Il est clair que Raymond Devos n’est pas n’importe qui. Car nous avons affaire avec lui à du haut niveau. Pour vous donner une idée de ses lectures : ses livres de chevet sont ceux de Gaston Bachelard, Michel Serres et Marcel Aymé. Que de grosses pointures de la pensée ! C'est vous dire...

En signe de reconnaissance, il a été nommé au Conseil supérieur de la langue française. De son vivant, ce qui est très rare dans la vie d’un artiste, un prix portant son nom a même été créé pour récompenser tout travail d'excellence en langue française. Bien plus, et c'est vraiment la plus belle des consécrations, il a carrément fait son entrée dans les programmes scolaires français. Jacques Chirac en lui rendant hommage l'a évoqué ainsi : " Un artiste immense, dit-il, (...) un irrésistible funambule des mots, un éblouissant magicien de la langue française, un très grand poète de l'humour. "

Saltimbanque doué

" Le formidable clown de la syntaxe ", selon l'expression de maire de Paris, Betrand Delanoë, est aussi un as du mime. Il a eu longtemps l'occasion de le découvrir et par le fait même de le pratiquer pour maintenir le moral de ses camarades d'infortune, lors de sa déportation en Allemagne en 1943 par les forces nazies au titre de STO ( service du travail obligatoire). Parfois certaines expériences dramatiques ont du bon, pourrait-on dire. Une fois libéré, il ira sur-le-champ perfectionner son penchant pour le mime et le théâtre dans une école spécialisée afin d'embrasser, tel qu'il le désirait, le métier du comédien. Il va d'ailleurs jouer dans " Médecin malgré lui ", " Knock " et dans d'autres pièces non moins connues.

Il sait aussi toucher à pas mal d'instruments de musique. Il joue merveilleusement bien à la clarinette, au violon, à la harpe, apprise à l'âge cinquante cinq ans, et à la flûte. Il faut dire que c'est un peu atavique. Ses parents étaient, selon plusieurs témoignages dont celui de Raymond, des multinstrumentistes hors pair. Si son père jouait à l’orgue et au piano, la mère maniait très bien le violon et la mandoline. À voir les exploits scéniques du fils, on ne peut dire que leur influence est pour le moins déterminante.

Ce bateleur haut en couleur, ce touche-à-tout extrêmement talentueux, ce prestidigitateur des mots qu'est Raymond Devos, s'est aussi essayé à l'écriture romanesque. Il a d'ailleurs publié pas mal de romans dont Les quarantièmes délirants, qui est un succès de librairie, La chenille nommée Vanessa, Sans titre de noblesse. Seul ombre au tableau, le cinéma l'a boudé. Malgré un potentiel énorme, il n'a joué que quelques rôles secondaires dans quelques films dont Pierrot le fou de Jean-Luc Godard. Dommage donc !

Il serait fastidieux de citer toutes les distinctions qu'il a raflées. On va en citer que quelques-unes : Grand Prix du théâtre de l'Académie française, officier et commandeur de la légion d'honneur, molière du meilleur one-man-show… ! Même le Québec ne l'a pas oublié et c'est à son honneur. Il lui a décerné deux prix : celui de l'humour en 1987 et celui du Mérite artistique en 1996. En parlant justement du Québec, parmi ses meilleurs amis figuraient le grand chansonnier québécois Félix Leclerc. Une amitié qui date de 1961 lorsque Devos a effectué une tournée au Canada.

Tous ces titres, tous honneurs sont la preuve que Raymond Devos a une place de choix dans le Panthéon des humoristes qui ont marqué le 20e siècle. Il est donc tout à fait normal que l’on regrette sa disparition. Adieu l’artiste !