Maître Abdennour Ali Yahia, malgré son âge avancé-il a
93 printemps s’il vous plaît-, a encore toute sa mémoire. C’est le moins que
l’on puisse dire. C’est d’ailleurs ce que tout le monde a constaté lors de la conférence
qu’il animée au centre Le Carlton à
Montréal cette journée froide du 15 novembre 2014. Mais pour les générations
plus jeunes, les multiples événements, parfois anecdotiques mais souvent
tragiques, qu’il a relatés avec force détails
ne peuvent être saisis dans leur portée globale que si l’on a lu son livre. C’est ce que j’ai fait avec la curiosité de
quelqu’un qui veut en savoir davantage.
Écrit dans un français on ne peut plus châtié, avec
parfois des accents presque épiques, l’auteur nous emmène de prime abord dans
sa Kabylie natale dans les années trente du siècle passé. Malgré son manque de
ressources, le dénuement de sa population et ses quelques traditions pas
toujours reluisantes, il nous la décrit comme un lieu idyllique où il fait bon
vivre. Avec ses paysages à vous couper le souffle et ses matins radieux à inspirer
n’importe quelle personne. En d’autres termes, Me Abdennour nous dresse ici le
décor de sa propre enfance et l’enfance des personnes au destin traqique qu’il
évoquerait par la suite. Ceux par qui la
crise berbère allait arriver.
Crise berbère ou anti-berbère
?
Le choix de l’auteur est vite fait. C’est une crise
anti-berbère, tranche-t-il. Car le seul responsable de ce problème était feu
Messali Hadj, le chef du seul parti nationaliste algérien, le parti du peuple algérien (PPA), qui dans
un mémorandum envoyé à l’ONU, en 1948, a décidé que « l’Algérie est arabe et musulmane depuis des siècles ». Une
idée qui lui a été soufflé par Azzam Bacha, le secrétaire général de la ligue
arabe, et de Chakib Arsalan, nationaliste arabe très connu et druze de
confession, qui manœuvraient ferme pour que tous les pays nord africains
rentrent sous la bannière de la nation dite « arabe ».
Pas seulement. Il ne faut pas non plus oublier le rôle
joué par les oulémas dans l’encouragement de l’amazighophobie et la suspicion
contre les Amazighs en Afrique du Nord dans les années 30 et 40. D’ailleurs, c’est encore ce Chakib Arsalan
qui a encouragé Messali Hadj de s’éloigner du parti communiste français et de se
rapprocher des oulémas réformistes algériens qui avaient une haine féroce
contre le fait amazigh. Pour preuve, un texte de Bachir Ibrahimi d’une rare
violence, d’un racisme pitoyable et d’une haine féroce contre les Kabyles et
leur culture, est facilement consultable sur Internet.
Tout cela pour dire que si Messali Hadj, et cela
n’excuse en rien son attitude, a nié à l’Algérie son amazighité, c’est parce
que c’était la mode à l’époque- n’oubliez pas
tout le tintamarre fait autour de l’affaire du dahir berbère au Maroc en
1930- de haïr les Amazighs et de le dire sur tous les toits. D’ailleurs, après
le départ des Français, cette situation s’est confirmée. Elle s’est même
aggravée. L’avènement du mouvement amazigh par la suite n’est qu’une réaction
normale, saine et légitime contre le fascisme arabe ambiant.
« En creusant ma tombe,
tu creuses aussi la tienne.»
Les militants kabyles, qui forment l’ossature du parti
nationaliste algérien du PPA- dans un texte d’Ait Ahmed, ils étaient
majoritaires mêmes-, étaient bien naturellement contre que l’on nie leur
identité amazighe qui est la seule constante de l’identité algérienne et
nord-africaine depuis la nuit des temps. Des militants d’une grande valeur
allaient s’illustrer dans cette affaire : Ouâli Bennaï, Amar Ould-Hammouda, Mbark Ait Menguellet et tant d’autres.
C’est ce que fait dire à Me Abdennour ceci : « La nation algérienne n’est pas à créer, n’a
pas attendu l’Islam pour naître, elle existe depuis des millénaires. Le peuple
algérien est un vieux peuple qui fut au long des siècles un rebelle et un
martyr, qui a payé le prix fort, très fort, le prix des hommes et du sang pour
chasser les envahisseurs.»
Mais d’où vient cette conscience amazighe très forte
et très précoce chez les Kabyles contrairement aux autres Amazighs ? En fait, en
plus des raisons intrinsèques à la mentalité du Kabyle, la majorité de ces
hommes ont été aux écoles que la France coloniale a ouvertes un peu partout en Kabylie.
Plusieurs instituteurs français qui y officiaient avaient une connaissance très
approfondie de l’héritage roumain et de la langue latine. C’était eux qui traduisaient
aux élèves kabyles les textes latins sur leur propre histoire ancienne et l’histoire
des rois amazighs de l’antiquité comme Jugurtha, Massinissa…
En mûrissant et en devenant, pratiquement tous, des
militants nationalistes très radicaux-ils étaient tous pour la lutte armée
qu’ils voulaient immédiate-, ils n’ont jamais voulu renoncer à cette identité amazighe
qui leur est restée chevillée au corps. Hommes de principe, de conviction et de
courage, ils n’ont jamais flanché
jusqu’à ce qu’ils soient tués par les forces de l’Armée de libération nationale
(ALN). D’ailleurs, le premier à tomber, avec son compagnon de toujours Mbarek
Aït Menguellet, était Amar Ould-Hamouda en 1956. En 1957, c’était au tour de
son acolyte Ouâli Bennaï d’être tué d’une rafale de mitraillette à la sortie de
son village natal.
D’ailleurs, Me Abdennour nous a fait confidence lors
de sa rencontre avec Abane Remdan, qui a été parmi ceux qui ont condamné Ouâli
Bennaï à mort. En fait, se sachant condamner à mort, ce dernier l’avait chargé
de lui transmettre ce message on ne peut plus laconique mais ô combien terrible : « En creusant ma tombe, tu creuses aussi la
tienne.» Il avait tout à fait raison. Car l’on sait tous ce qui est arrivé
par la suite. Abane a eu le même sort et dans des conditions encore plus
tragiques.
Après les purges contre ces authentiques patriotes, l’Algérie
allait commencer sa descente en enfer. Car ceux qui ont pris le pouvoir ont
voulu qu’elle ne soit pas elle-même. Mais un vulgaire satellite d’un monde
arabe fictif. Son indépendance acquise
au prix d’énormes sacrifices va être une grande déception. La décennie noire
avec ses milliers de morts et autant de disparus en est la preuve. Pendant ce temps-là, la Kabylie et les Kabyles qui
ont tant donné à l’Algérie, commencent à lui tourner définitivement le dos. Ils
veulent avoir un autre destin qui leur est propre.