Si l’on s’y intéresse, même de très loin, il est très facile de
remarquer que la musique amazighe est jalonnée de talents pour le moins
exceptionnels. Et c’est le moins qu’on puisse dire. Si le légendaire Lhajj
Belaid -dans le cas du Souss bien naturellement- était l’un deux, l’on peut aussi
dire, naturellement, la même chose de Boubaker Anchad. Sans vouloir faire dans
l’hyperbole béate, l’on peut facilement dire que c’était un artiste absolument
extraordinaire, admirable et définitivement phénoménal.
Mort depuis belle lurette, son répertoire que nous avons pu glaner, même si peu
nous est parvenu, est d’une fraîcheur à toute épreuve. Mais c’est assez suffisant pour nous donner une vue d’ensemble
sur l’envergure artistique de la personne. En fait, Anchad était et reste
encore l’une des figures de proue de tirrouysa.
Non seulement par la thématique de ses chansons, ses compositions originales,
sa voix d’une sensibilité à fleur de peau, mais aussi par ses innovations
instrumentales.
Icône
Il faut savoir qu’il a été, à titre d’exemple, le premier à
introduire le violon dans l’art de tirrouysa,
marquant ainsi l’ouverture de cette musique on ne peut plus traditionnelle sur
des influences venues d’ailleurs. Pour peu que l’on y prête attentivement l’oreille,
je peux vous affirmer que l’on peut aisément se rendre compte que le résultat
est pour le moins heureux. Et ce, pour le plus grand bonheur des aficionados de tirrouysa.
Pour autant, à ma connaissance, seul un autre Boubaker, qui ne
manque nullement de talent, Azâri pour être plus précis, a marché sur ses
traces pour que cette expérience pour le moins originale ne fasse pas de sitôt long
feu. Excepté donc la parenthèse d’Anchad et d’Azâri, le ribab,
cette vielle monocorde que les Touarègues plus au sud appellent l’imzad, a vite fait de renouer avec son
règne absolu et total sur tirrouysa. Et
ce, jusqu’au jour d’aujourd’hui.
Quitte à ce qu’on me reproche mon tropisme « achtoukien »,
c’est Anchad qui a eu l’heur et même l’honneur de placer Achtouken sur le
palmarès des régions du pays chleuh, productrices de la musique de tirrouysa de haut vol. En tous les cas, avec Lhoucine Janti et Sâid
Achtouk, notre artiste est l’un des éléments essentiels du fameux trio de
l’école d’Achtouken de tirrouysa,
connu et reconnu par tous les mélomanes de cette musique, si emblématique de ce
peuple chleuh qui va de Marrakech jusqu’aux confins sahariens.
Qui plus est, ce serait vraiment inique de ne pas reconnaître et
même admettre que c’est Anchad qui a posé les premiers jalons pour que les deux
autres deviennent ce qu’ils sont devenus : des incontournables de tirrouysa. L’on peut même dire que le
plus jeune d’entre eux, à savoir Sâid Achtouk, est le digne et légitime dépositaire
de l’héritage artistique et musical d’Anchad. En fait, il est l’un des rares à
l’imiter jusqu’à la perfection avec, en plus, ces uniques trémolos dans la voix
que seul Anchad pouvait produire.
Errance
Il est né vers la toute fin du 19e siècle, dans une
famille de la faction d’Inchaden, dans le lieu-dit, Lqqsebt n Ait Lâsri, non loin de la ville actuelle de Belfaâ, à
Achtouken, en plein milieu du Souss. Apprenant les rudiments de l’Islam et du
Coran à la mosquée du village où son père officiait, il est vite confronté, subitement
et brutalement, aux incertitudes de la vie après le décès pour le moins
inattendu de celui-ci.
N’ayant plus les moyens de subsistance, il a été obligé de
devenir berger. Il faut dire que c’était la seule occupation accessible à un
orphelin sans ressources dans la campagne du Souss à cette époque-là. Sinon, pour
tuer le temps, et pallier aux affres de la solitude- le métier de berger est
solitaire et surtout très ennuyeux-, il apprenait assidûment à jouer de la
flûte de sa propre fabrication. Et bien sûr, à force de la pratiquer, il a fini
très vite par en connaître tous les secrets et toutes les subtilités.
Chemin faisant, lors d’une tournée dans sa région de la fameuse troupe
légendaire des acrobates de Tarwa n
Sidi Hmad ou Moussa (littéralement les descendants de Sidi Hmad Ou Moussa), le
petit Boubaker Anchad a décidé, sur un coup de tête, de l’intégrer
immédiatement et ainsi s’offrir la possibilité inespérée, pour l’orphelin qu’il
était, de découvrir d’autres contrées lointaines et pourquoi pas s’offrir
d’autres possibilités professionnelles.
Il faut rappeler ici que cette troupe avait une aura absolument
phénoménale. Elle exerçait un attrait absolument irrésistible sur les jeunes
soussis de l’époque en mal d’horizon d’avenir. C’était le cas de mon grand-père
paternel qui l’avait rejoint autour de l’âge de dix ans. D’ailleurs, il l’avait
même accompagnée pour aller visiter les lieux saints de l’Islam en Arabie et
s’acquitter, malgré son très jeune âge, de son devoir religieux en effectuant le
pèlerinage rituel. D’où justement mon nom de famille.
Cependant, ce que peu savent, c’est que l’engagement dans la
troupe n’est pas de courte durée. Il peut s’étendre parfois sur des années pour
ne pas dire des décennies. Pire, il y en a qui ne reviennent même plus. Parce
qu’ils sont morts de maladie ou de faim ou simplement ils ont décidé de
s’établir ailleurs.
Pour couronner le tout, il faut rappeler que pendant toute la vie de notre défunt artiste,
les troubles politiques et sociaux étaient légion. Jugez-en : après la
mort de Moulay Hassan, trois rois lui ont succédé : Moulay Abdelaziz,
Moulay Hafid et Moulay Mohamed ben Youssef. Il faut leur ajouter un autre roi
que les Soussis ont choisi, Hmad El-Hiba en signe de protestation contre les
Alaouites qui ont paraphé le traité du protectorat français sur le pays. Avec
son lot de massacres qui ont emporté la vie de plusieurs centaines de milliers
d’innocentes personnes. Surtout dans les régions amazighes, qui étaient
extrêmement jalouses de leurs autonomies politiques.
Vu toutes ces circonstances pour le moins difficiles et même
tragiques, je vous laisse donc imaginer
l’angoisse et l’inquiétude de la mère du jeune Boubaker qui devait se dire
qu’elle est vraiment vouée aux gémonies par l’implacable destin. Après le mari
qui décéda subitement, devait-elle se dire, c’est son fils unique qui a pris le
large sans jamais donner signe de vie. Même le plus petit.
Initiation
En fait, après un passage qui n’a pas duré longtemps à Mogador,
la troupe de Tarwa n Hmad Ou Moussa a
fini par s’établir à la célèbre place de Marrakech, Jamaâ El-fna. Mais notre
jeune Boubaker n’a pas tardé à la
quitter. Et ce, pour se joindre à une troupe de rways locaux sous la direction d’un certain Hmad n Tmjjoudt qui
était, semble-t-il, une célébrité à l’époque. Si original que cela puisse être,
il avait un ribab pourvu de deux
cordes : une pour les rythmes aclḥi
–c’est pour le chant-et l’autre pour les rythmes agnaw- c’est pour la danse.
Selon donc toute vraisemblance, notre jeune Boubaker a
finalement trouvé sa vocation. Il devait être rays, un vrai rays. Il
fallait donc commencer par le commencement : être choriste et danseur. Ce
qui dure aussi longtemps que l’apprenant possède une voix aiguë. Mais une fois adulte,
il prend un instrument à corde ou il fait de la percussion. Tel est,
normalement, le parcours classique de tout jeune rays. Sauf que la mère, dans le cas de notre artiste, est venue
s’en mêler.
En fait, sans jamais perdre l’espoir de le retrouver un jour,
comme toute mère affectueuse, elle n’avait de cesse de remuer ciel et terre
pour savoir ce qu’il a advenu de son fils chéri. Jusqu’au jour où elle a été
informée qu’il était bel et bien à Marrakech. Elle a alors décidé de tout faire
pour le ramener, coûte que coûte, au bercail. En faisant, mlagré les risques
d’une telle entreprise, le voyage en compagnie de caravaniers qui faisaient la
route entre Achtouken et Marrakech pour aller le chercher elle-même, en
personne. C’est vous dire.
À son retour au bercail, il a décidé d’aller travailler à Masst,
à quelques encablures du domicile maternel. Et ce, pour apprendre le métier de
confectionneur de nattes. Mais comme le hasard arrange bien les choses, il
s’est trouvé que les gens qui devaient tout lui apprendre sur cette profession,
étaient aussi de grands amateurs de musique. Ainsi, le jeune Boubaker avait
tout le loisir d’apprendre tous les instruments dont le loutar, le ribab et même
le violon.
Apprenant par cœur, en même temps, le répertoire poétique
classique du Souss dont bien naturellement les fameux poèmes de Sidi Hmmou, il
s’est essayé au chant. Avec sa belle voix suave, il a vite eu des admirateurs.
Et beaucoup l’encourageaient à embrasser incessamment sous peu l’art de tirrouysa.
Ce qu’il n’a pas hésité à faire. Avec beaucoup d’entrain.
À son retour à Inchaden, il a décidé par voie de conséquence de
former son propre groupe musical. Les premiers éléments qui l’ont intégrée
étaient : Lhoucine Oubacha, Moulay Moh Louafi d’Aglou et Boubaker
Oubouslam. Vu l’immense talent du jeune Boubaker, le succès a été immédiat et
même permanent. Et ce, jusqu’à son décès. En fait, tous les récits s’accordent à dire qu’il est
mort alors qu’il n’avait pas cinquante ans. La raison? Certains parlent d’un
empoisonnement. Mais rien ne peut le
corroborer.
Toujours est-il qu’Anchad a toujours chanté la mort. Comme s’il
avait eu une sorte de pressentiment qu’elle allait l’emporter alors qu’était
encore en pleine forme.
Succès
Comme tant d’autres ménestrels avant
lui et même après lui, Anchad a tout chanté. Même si peu de son œuvre nous est
parvenus. En fait, il a peu enregistré. Sauf quelques disques que des
propriétaires privés gardent précieusement et jalousement. N’eût été
l’évolution technique, surtout avec l’apparition d’Internet et des MP3, il est
certain que notre troubadour des temps modernes serait oublié depuis belle
lurette.
C’est ainsi que j’ai pu le découvrir
de vive voix. Mais pas seulement. Avant cela, les reprises de son répertoire
par d’autres artistes a été aussi une occasion pour le connaître. D’ailleurs,
si ma mémoire est encore bonne, la première fois que je l’ai écouté était grâce
un jeune chanteur, dont je ne me rappelle pas le nom, qui a eu l’intelligence
d’utiliser les instruments modernes, au milieu des années 80 du siècle passé.
Mais malheureusement j’ai perdu cette
cassette même si j’ai toujours pris soin d’elle. La deuxième fois, c’était
grâce à un travail fait par rays Lhoucine Amntag pendant les années 90
du même siècle. Là aussi, la cassette est perdue depuis. Il faut dire que mon «nomadisme»
permanent n’aide surtout pas. Ce qui est
regrettable, car ces deux artistes, malgré ce qu’on peut dire de leurs
reprises, m’ont, réellement, incité à chercher à le connaître davantage. Viennent,
enfin, les reprises excellentissimes de chanteurs
tels Id Hmmou, Larbi Imghran et Chouhad…
Pour ce qui est de l’œuvre d’Anchad à
proprement parler, même si notre jugement peut être injuste dans la mesure où
l’a pas en totalité sous la main, l’on peut dire que ses sources d’inspiration
sont essentiellement le patrimoine culturel soussi. Juste pour vous donner un
exemple : l’histoire, entre autre, de la chanson d’amḥḍaṛ est
connue depuis bien longtemps. Mais la particularité de notre artiste est
d’avoir réussi, magnifiquement bien, à la mettre en musique.
Quant à la thématique de ses chansons,
elle traite de tous les sujets traditionnels fort connus chez tous les rways :
la mère, l’amour, la mort, la brièveté de la vie, la critique sociale, la
religion… Mais ce qui détonne, véritablement,
dans le cas d’Anchad, c’est qu’il ne chante pas seulement les femmes,
mais il sait aussi, et de quelle manière, leur parler dans une poésie absolument
touchante, émouvante et foncièrement belles.
Sinon, il serait vraiment fastidieux,
et je pense que vous en conviendrez, d’évoquer, ici, toutes les caractéristiques
de la poésie anchadienne. Surtout qu’il y a beaucoup à dire à ce sujet. Mais en
guise de conclusion, et c’est ma conviction personnelle, même si parfois les
paroles de ses chansons sont oubliées, je dirais que la principale originalité d’Anchad
reste, encore et toujours, ses compositions musicales pour le moins uniques, car très recherchées et très
travaillées. Il faut dire que c’est la première chose qui attire chez lui. En
plus de sa voix pour le moins douce, chaleureuse et incomparable.